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tionne la bonne, et que le créateur lui en a facilité la possession. Mais si toute créature a un bien particulier, un intérêt privé, un but auquel tous les avantages de sa constitution sont naturellement dirigés, et si je remarque dans les passions, les sentiments, les affections d’une créature, quelque chose qui l’éloigne de sa fin, j’assurerai qu’elle est mauvaise et mal conditionnée. Par rapport à elle-même cela est évident. De plus, si ces sentiments, ces appétits qui l’écartent de son but naturel croisent encore celui de quelque individu de son espèce, j’ajouterai qu’elle est mauvaise et mal conditionnée relativement aux autres. Enfin, si le même désordre dans sa constitution naturelle, qui la rend mauvaise par rapport aux autres, la rendait aussi mauvaise par rapport à elle-même : si la même économie dans ses affections qui la qualifie bonne par rapport à elle-même produisait le même effet relativement à ses semblables, elle trouverait en ce cas son avantage particulier en cette bonté par laquelle elle ferait le bien d’autrui ; et c’est en ce sens que l’intérêt privé peut s’accorder avec la vertu morale.

Nous approfondirons ce point dans la dernière partie de cet Essai. Notre objet, quant à présent, c’est de chercher en quoi consiste cette qualité que nous désignons par le nom de bonté. Qu’est-ce que la bonté ?

Si un historien ou quelque voyageur nous faisait la description d’une créature parfaitement isolée, sans supérieure, sans égale, sans inférieure, à l’abri de tout ce qui pourrait émouvoir ses passions, seule en un mot de son espèce ; nous dirions sans hésiter, que cette créature singulière doit être plongée dans une affreuse mélancolie ; car quelle consolation pourrait-elle avoir en un monde qui n’est pour elle qu’une vaste solitude ? Mais si l’on ajoutait qu’en dépit des apparences cette créature jouit de la vie, sent le bonheur d’exister et trouve en elle-même de la félicité ; alors nous pourrions convenir que ce n’est pas tout à fait un monstre, et que, relativement à elle-même, sa constitution naturelle n’est pas entièrement absurde ; mais nous n’irions jamais jusquà dire que cet être est bon. Cependant, si l’on insistait, et qu’on nous objectât qu’il est parfait dans sa manière, et conséquemment que nous lui refusons à tort l’épithète de bon ; car qu’importe qu’il ait quelque chose à démêler avec d’autres ou non ? il faudrait bien franchir le mot,