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Le 19 février 1784, il fut attaqué d’un violent crachement de sang. « Voilà qui est fini, me dit-il, il faut nous séparer ; je suis fort, ce ne sera peut-être pas dans deux jours, mais deux semaines, mais deux mois, un an…… » J’étais si accoutumée à le croire, que je n’ai pas douté un instant de cette vérité ; et pendant tout le temps de sa maladie, je n’arrivais chez lui qu’en tremblant, et je n’en sortais qu’avec l’idée que je ne le reverrais plus. La nature du crachement de sang et son pouls annonçaient une fluxion de poitrine ; il fut saigné trois fois en vingt-quatre heures, les accidents disparurent, il parut entrer en convalescence. Le huitième jour de sa maladie il causait, sa tête se troubla ; il fit une phrase à contre-sens, il s’en aperçut, la recommença et se trompa encore ; alors il se leva. « Une apoplexie, » me dit-il en se regardant dans une glace, et en me faisant voir sa bouche qui tournait un peu et une main froide et sans mouvement. Il passe dans sa chambre, se met sur son lit, embrasse ma mère, lui dit adieu ; m’embrasse, me dit adieu ; explique l’endroit où l’on trouverait quelques livres qui ne lui appartenaient pas, et cesse de parler. Lui seul avait sa tête, tout le monde l’avait perdue. Il était onze heures du soir, les médecins, les chirurgiens arrivent ; ils ne pouvaient le déterminer à remuer de l’endroit où il s’était placé ; ils nous donnaient la mort en nous répétant qu’ils avaient vu plusieurs fois des malades expirer dans cette position. Il faisait signe qu’il voulait être tranquille ; il nous entendait parfaitement. On parvint enfin à lui appliquer les vésicatoires au dos et aux deux jambes, et à le déterminer à boire du petit-lait. Les cantharides furent appliquées à minuit ; à une heure du matin il se leva, vint s’asseoir dans son fauteuil. Il prit huit grains d’émétique dans la nuit ; comme on lui en donnait sans cesse et que ce remède le tourmentait, il disait doucement : Vous me faites vivre avec de bien mauvaises choses. Il passa ainsi trois jours et trois nuits, ayant un délire très froid et très raisonné ; il dissertait sur les épitaphes grecques et latines et me les traduisait ; il dissertait sur la tragédie, il se rappelait les beaux vers d’Horace et de Virgile et les récitait ; il causait toute la nuit, demandait l’heure qu’il était, trouvait qu’il était temps de se coucher, se mettait tout habillé sur son lit et se relevait cinq minutes après. Le quatrième jour cet état disparut avec le souvenir de ce qui s’était passé. Deux vésicatoires se fermèrent, il en resta un à la jambe droite, ouvert et suppurant pendant deux mois. Sa santé paraissait rétablie ; il causait avec ses amis aussi gaiement qu’à