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ramener, et un homme très aimable pour l’accompagner, appelé Bala. C’était une rude tâche que de conduire un être qui ne voulait s’arrêter ni pour dormir, ni pour manger. Il avait pris sa voiture pour une maison où il devait habiter depuis Pétersbourg jusqu’à La Haye. Il arriva chez le prince de Galitzin, resta quelques mois avec lui, et revint à Paris, les premiers jours d’octobre 1774. Je fus au-devant de lui avec ma mère ; je le trouvai maigre et changé, mais toujours gai, sensible et bon. « Ma femme, dit-il à maman, compte mes nippes, tu n’auras point de motifs de me gronder, je n’ai pas perdu un mouchoir… » Au fond de la Russie il n’avait oublié personne. M. d’Angiviller lui avait demandé avant son départ des échantillons de marbres de Sibérie ; il lui en rapporta une petite collection arrangée dans de petites cases avec un soin incroyable. M. Darcet avait désiré des échantillons de mines, il en avait une caisse. Il revint le même ; mais il avait perdu les jambes. Un si long temps en voiture, et peut-être le germe de la maladie qui nous en a séparés, lui avait donné une oppression de poitrine sitôt qu’il marchait longtemps.

Depuis son retour il s’est occupé de divers petits ouvrages qu’il n’a point imprimés. Il s’était amusé à La Haye à réfuter l’ouvrage d’Helvétius[1]. Il fit deux petits romans, Jacques le Fataliste, la Religieuse, et quelques petits contes ; mais ce qui ruina, détruisit le reste de ses forces, fut l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, et une besogne dont il fut chargé par un de ses amis. Il avait tellement résolu de trouver Sénèque pur, juste, grand, digne de ses préceptes, qu’il n’est point de livres où ce philosophe soit nommé qu’il n’ait lus. Il aurait désiré que l’ouvrage de son ami fût un modèle d’éloquence ; il travaillait quelquefois quatorze heures de suite et ne négligeait aucune des lectures qui pouvaient l’instruire des sujets qu’il avait à traiter. Il commença alors à se plaindre tout à fait de sa santé ; il trouvait sa tête usée ; il disait qu’il n’avait plus d’idées ; il était toujours las ; c’était pour lui un travail de s’habiller ; ses dents ne le faisaient point souffrir, mais il les ôtait doucement comme on détache une épingle ; il mangeait moins, il sortait moins : pendant trois ou quatre ans il a senti une destruction dont les étrangers ne pouvaient s’apercevoir, ayant toujours le même feu dans la conversation et la même douceur.

  1. De l’Homme. Cette réfutation suivie, chapitre par chapitre, inédite jusqu’ici, fera partie de notre édition.