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trop heureux que Sa Majesté Impériale eût bien voulu acheter sa boutique et lui laisser ses outils. Le prince l’assura que ce n’était pas sûrement l’intention de la princesse, et qu’il se chargeait d’empêcher un oubli plus long. En effet, mon père reçut quelque temps après 50,000 francs, afin que cela fût payé pour cinquante ans.

Il forma dans ce temps le projet d’aller en Russie remercier en personne Sa Majesté Impériale. En attendant il fut le négociateur des conditions du voyage de Falconet ; il admirait le talent de cet homme : mon père ne pouvait se persuader que l’on pût avoir du génie et une âme dure et froide. Tant que Falconet put se persuader que mon père n’abandonnerait jamais ses pénates et que la reconnaissance ne l’amènerait pas en Russie, il ne cessa de le persécuter pour y venir, de lui vanter son amitié, sa reconnaissance et le plaisir qu’il aurait de l’embrasser ; mais quand mon père eut pris le parti d’y aller, et que M. de Nariskin eut consenti à l’y conduire, son arrivée le refroidit, et la suite de ce refroidissement fut une brouillerie. Mon père partit le 10 de mai 1773, et fut seul à La Haye. Il se lia dans la voiture publique avec un homme qui causait à son gré, et qu’il pria de faire la dépense pour tous deux pendant la route. Il resta chez le prince de Galitzin jusqu’au moment où M. de Nariskin l’amena en Russie. Le prince eut la bonté de lui proposer un logement chez lui ; mon père ne voulut jamais blesser à ce point l’amitié, il voulut descendre chez Falconet ; il y arriva avec des douleurs d’entrailles causées par les eaux du climat où il n’était pas encore fait. Falconet le reçut assez froidement et lui dit qu’il avait un très grand chagrin de ne pouvoir le loger, mais que son fils arrivé depuis peu de jours occupait le lit qui lui était destiné. Mon père, ne pouvant se résoudre à chercher une auberge dans un pays dont il ne connaissait ni les mœurs ni les coutumes, demanda une plume et de l’encre, écrivit un billet au prince de Nariskin, et le supplia de lui donner retraite, s’il le pouvait sans être trop incommodé. Le prince l’envoya chercher en voiture et le garda chez lui jusqu’au moment de son départ. Tout ce qu’il m’a dit des bontés de cette famille pour lui, des soins, des procédés obligeants, des marques d’amitié et d’estime qu’il en a reçues ont rendu tous ceux qui portent ce nom l’objet de ma vénération et de ma plus tendre reconnaissance. La lettre que mon père écrivit à ma mère sur la réception de Falconet est déchirante. Ils se virent pourtant assez souvent pendant le séjour de mon père à Pétersbourg, mais l’âme du philosophe était