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C’est ainsi que mon père employait son temps. Il faisait des épîtres dédicatoires pour les musiciens, j’en ai deux ou trois ; il faisait un plan de comédie pour celui qui ne savait qu’écrire ; il écrivait pour celui qui n’avait que le talent des plans ; il faisait des préfaces, des discours, selon le besoin de l’auteur qui s’adressait à lui. Un homme vint un jour le prier de lui écrire un Avis au public pour de la pommade qui faisait croître les cheveux ; il rit beaucoup, mais il écrivit sa notice. Cependant il ne travailla pas toujours pour le seul plaisir d’obliger. Il avait abandonné son petit revenu à ma mère, et il ne lui demandait que rarement de l’argent et de très légères sommes. Il était très dissipateur ; il aimait à jouer, jouait mal et perdait toujours ; il aimait à prendre des voitures, les oubliait aux portes, et il fallait payer une journée de fiacre. Les femmes auxquelles il fut attaché lui ont causé des dépenses dont il ne voulait point instruire ma mère. Il ne se refusait pas un livre. Il avait des fantaisies d’estampes, de pierres gravées, de miniatures ; il donnait ces chiffons le lendemain du jour où il les avait achetés, mais il lui fallait un peu d’argent pour les payer. Il travaillait donc pour des corps[1], pour des magistrats, pour ceux qui pouvaient lui donner le prix de sa besogne sans être gênés. Il a fait des discours d’avocats généraux, des discours au roi, des remontrances de parlement et diverses autres choses qui, disait-il, étaient payées trois fois plus qu’elles ne valaient. C’était avec les petites sommes qu’il recevait ainsi qu’il satisfaisait à son goût pour donner et aux petites commodités de sa vie.

Ce fut, je crois, en 1763[2] qu’il eut le projet de vendre sa bibliothèque ; il voulait avoir de quoi me marier ou placer sur ma tête, afin d’être tranquille sur mon sort. Le Pot d’Auteuil, notaire, avait envie de l’acheter. Ce fut M. de Grimm qui lui fit connaître le prince de Galitzin, alors ambassadeur de Russie, et qui arrangea cette affaire. L’Impératrice acheta la bibliothèque 15,000 francs, la lui laissa et lui fit une pension de 1,000 francs pour en être le bibliothécaire. Cette pension, oubliée à dessein, ne fut point payée pendant deux ans. Le prince de Galitzin demanda à mon père s’il la recevait exactement ; il lui répondit qu’il n’y pensait pas, qu’il était

  1. C’est pour la corporation des libraires qu’il fit la Lettre sur le commerce de la librairie, publiée pour la première fois par M. Guiffrey (Hachette, 1861, in-8o) et que nous avons pu corriger sur l’un des originaux conservé à Saint-Pétersbourg.
  2. Meister dit, vers 1765, en rectifiant ce passage qu’il a inséré dans ses notes.