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malheureusement, je n’ai point de père riche. — Vous êtes un abominable homme. — Allons donc, philosophe, vous prenez tout au tragique. »

M. le duc de La Vrillière avait eu un attachement assez long avec une femme qu’il avait délaissée et ensuite oubliée. Cette femme vendit les diamants et bijoux dont il lui avait fait présent, pour vivre, puis tous les meubles qui ne lui étaient pas absolument utiles, enfin ses vêtements. Réduite à la plus affreuse misère, elle s’adressa au duc ; mais ce fut en vain. Elle pensa qu’un style plus touchant en obtiendrait davantage, elle vint trouver mon père ; il consentit à lui faire toutes ses lettres. Dans l’une, il la faisait ainsi s’exprimer :

« Tant que j’ai pu vivre, Monseigneur, avec les dons de votre tendresse, je n’ai point sollicité les secours de votre pitié ; mais de toute la passion que vous avez eue pour moi il ne me reste que votre portrait. Demain, si vous ne remédiez à ma misère, je serai obligée de le vendre pour avoir du pain[1] »

Cette manière d’écrire parut nouvelle au duc. Un chevalier de Saint-Louis vint la voir le lendemain, lui donna cinquante louis, et la pria de lui confier le nom de son secrétaire ; elle lui nomma mon père. Pendant quelques années chaque lettre amena un secours plus ou moins considérable ; enfin cette femme devint si infirme, si faible, qu’elle fut longtemps sans pouvoir arriver à la maison. Mon père la croyait morte, lorsqu’il reçut une espèce de mémoire effrayant par les détails de ses souffrances et de son affreuse misère. Elle désirait une place aux Incurables. Mon père écrivit au duc ; voici un fragment de cette lettre :

« La malheureuse que vous avez si longtemps aimée est sur le point d’expirer dans un grenier. Je ne vous demande point, Monseigneur, de prolonger une existence que vous m’avez rendue si cruelle, je vous demande un lit aux Incurables où je puisse aller mourir. Si vous ne m’accordez pas cette retraite si honteuse pour tous deux, je me ferai porter à l’hôpital, j’y expirerai avec vos lettres à la main, et c’est de ce lieu qu’elles vous seront renvoyées. »

Elle eut un lit aux Incurables où elle mourut.

  1. Dans les Lettres à Mlle  Voland, Diderot dit (24 août et 10 septembre 1768) : « J’ai écrit à M. de Saint-Florentin, au nom d’une femme malheureuse, une lettre vraiment sublime. » Il doit y avoir eu confusion sur le nom du destinataire dans les souvenirs de Mme  de Vandeul.