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voir une fête. — Et l’ami vous y accompagne-t-il ? — Non. — D’honneur ? — Je vous le jure. » Ils se séparèrent ; mais l’inquiétude de mon père n’était jamais modérée, il passa par-dessus les murs du parc, fut à Champigny, y vit sa maîtresse avec son nouvel amant, revint, coucha dans le parc. Le lendemain matin, il fut prévenir M. du Châtelet de son équipée, et cette petite aventure accéléra sa rupture avec Mme de Puisieux.

Quelque temps après, l’Encyclopédie fut encore arrêtée. M. de Malesherbes prévint mon père qu’il donnerait le lendemain ordre d’enlever ses papiers et ses cartons. « Ce que vous m’annoncez là me chagrine horriblement ; jamais je n’aurai le temps de déménager tous mes manuscrits, et d’ailleurs il n’est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s’en charger et chez qui ils soient en sûreté. — Envoyez-les tous chez moi, lui répondit M. de Malesherbes, l’on ne viendra pas les y chercher. » En effet, mon père envoya la moitié de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite.

Tout le temps qu’il a travaillé à cet ouvrage, c’est-à-dire trente ans, il n’a joui, pour ainsi dire, d’aucun repos ; il n’était jamais sûr la veille de pouvoir continuer le lendemain ; les libraires le désespéraient. Il venait de publier un volume dont il avait revu toutes les épreuves ; il a besoin de rechercher quelque chose, il trouve un article rogné, recousu et gâté, il ne sait comment cette faute a pu se commettre, il parcourt tout le volume, et trouve toute sa besogne altérée. C’était une correction de la façon de Le Breton. Effrayé de la hardiesse de ces idées, il avait imaginé, pour en adoucir l’effet, d’ôter et de supprimer tout ce qui paraissait trop fort à la faiblesse de sa tête. Mon père pensa en tomber malade ; il cria, s’emporta, il voulait abandonner l’ouvrage ; mais le temps, la bêtise, les ridicules excuses de ce libraire, qui craignait la Bastille plus que la foudre, parvinrent à le calmer, mais non à le consoler. Jamais je ne l’ai entendu parler froidement à ce sujet ; il était convaincu que le public savait comme lui ce qui manquait à chaque article, et l’impossibilité de réparer ce dommage lui donnait encore de l’humeur vingt ans après. Il exigea pourtant que l’on tirât un exemplaire pour lui avec des colonnes où tout était rétabli ; cet exemplaire est en Russie avec sa bibliothèque.

L’abandon de M. d’Alembert au milieu de l’entreprise lui fit un chagrin amer. Qui le croirait ! l’argent seul fut cause de sa retraite :