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dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger, je vais vous démontrer encore que, si le paradoxe que je viens d’avancer n’est pas vrai, si nous n’avons pas plusieurs perceptions à la fois, il est impossible de raisonner et de discourir ; car discourir ou raisonner, c’est comparer deux ou plusieurs idées. Or, comment comparer des idées qui ne sont pas présentes à l’esprit dans le même temps ? Vous ne pouvez me nier que nous n’ayons à la fois plusieurs sensations, comme celles de la couleur d’un corps et de sa figure : or, je ne vois pas quel privilège les sensations auraient sur les idées abstraites et intellectuelles. Mais la mémoire, à votre avis, ne suppose-t-elle pas dans un jugement deux idées à la fois présentes à l’esprit ? L’idée qu’on a actuellement, et le souvenir de celle qu’on a eue ? Pour moi, je pense que c’est par cette raison que le jugement et la grande mémoire vont si rarement ensemble. Une grande mémoire suppose une grande facilité d’avoir à la fois ou rapidement plusieurs idées différentes ; et cette facilité nuit à la comparaison tranquille d’un petit nombre d’idées que l’esprit doit, pour ainsi dire, envisager fixement. Une tête meublée d’un grand nombre de choses disparates est assez semblable à une bibliothèque de volumes dépareillés. C’est une de ces compilations germaniques, hérissées, sans raison et sans goût, d’hébreu, d’arabe, de grec et de latin, qui sont déjà fort grosses, qui grossissent encore, qui grossiront toujours, et qui n’en seront que plus mauvaises. C’est un de ces magasins remplis d’analyses et de jugements d’ouvrages que l’analyse n’a point entendus ; magasins de marchandises mêlées, dont il n’y a proprement que le bordereau qui lui appartienne ; c’est un commentaire où l’on rencontre souvent ce qu’on ne cherche point, rarement ce qu’on cherche, et presque toujours les choses dont on a besoin égarées dans la foule des inutiles.

Une conséquence de ce qui précède, c’est qu’il n’y a point, et que peut-être même il ne peut y avoir d’inversion dans l’esprit, surtout si l’objet de la contemplation est abstrait et métaphysique, et que, quoique le grec dise : νικῆσαι ὀλύμπια θέλεις ; κ’ᾳγω, νὴ τοὺς θεοὺς· κομψὸν γάρ ἐστιν (Epicteti Enchiridion, cap. xxix init.), et le latin : Honores plurimum valent apud prudentes, si sibi collatos intelligant : la syntaxe française et l’entendement gêné par la syntaxe grecque ou latine, disent sans