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troubler pour jamais son intérieur. Ma mère perdit son unique compagne ; ma grand-mère mourut, elle resta seule, sans société. L’éloignement de son mari redoubla la douleur de cette perte ; son caractère devint triste, son humeur moins douce. Elle n’a point cessé de remplir ses devoirs de mère et d’épouse avec un courage et une constance dont peu de femmes auraient été capables. Si la tendresse qu’elle avait pour mon père eût pu s’affaiblir, sa vie eût été plus heureuse ; mais rien n’a pu la distraire un moment ; et, depuis qu’il n’est plus, elle regrette les maux qu’il lui a causés, comme un autre regretterait le bonheur.

Mme  de Puisieux était pauvre ; elle demanda de l’argent à mon père ; il publia l’Essai sur le Mérite et la Vertu, vendit cet ouvrage cinquante louis et les lui porta.

Bientôt elle demanda une nouvelle somme ; il publia les Pensées philosophiques, les vendit cinquante louis et les lui porta. Il fit ce petit ouvrage dans l’intervalle du vendredi saint au jour de Pâques.

Cet argent dissipé, autre demande et nouvelle besogne ; l’Interprétation de la Nature vendue au même prix, destinée au même usage.

Les romans de Crébillon étaient à la mode. Mon père causait avec Mme  de Puisieux sur la facilité de composer ces ouvrages, libres ; il prétendait qu’il ne s’agissait que de trouver une idée plaisante, cheville de tout le reste, où le libertinage de l’esprit remplacerait le goût ; elle le défia d’en produire un de ce genre ; au bout de quinze jours, il lui porta les Bijoux indiscrets et cinquante louis.

L’Encyclopédie commençait à faire quelque bruit ; le clergé s’était élevé contre la hardiesse des principes contenus dans les articles de métaphysique et de philosophie. Mon père commençait à sortir d’une obscurité qu’il n’a jamais cessé de chérir, lorsque la Thèse de l’abbé de Prades attira l’attention du gouvernement. L’auteur fit une Apologie dont la troisième partie est de mon père ; comme l’existence de Dieu y était niée, cela rendit l’affaire de l’abbé assez grave pour l’obliger à sortir de France. Mon père était inquiet des suites de cet événement, lorsque de nouveaux besoins de Mme  de Puisieux l’engagèrent à publier les Lettres sur les Sourds et les Aveugles. Il suivait toutes les expériences propres à l’éclairer sur ce sujet.

M. de Réaumur avait chez lui un aveugle-né ; l’on fit à cet homme l’opération de la cataracte. Le premier appareil devait être levé devant des gens de l’art et quelques littérateurs ; mon père y