Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/432

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


On éprouve, en s’entretenant avec un sourd et un muet de naissance, une difficulté presque insurmontable à lui désigner les parties indéterminées de la quantité, soit en nombre, soit en étendue, soit en durée, et à lui transmettre toute abstraction en général. On n’est jamais sûr de lui avoir fait entendre la différence des temps, je fis j’ai fait je faisais j’aurais fait. Il en est de même des propositions conditionnelles. Donc, si j’avais raison de dire, qu’à l’origine du langage, les hommes ont commencé par donner des noms aux principaux objets des sens, aux fruits, à l’eau, aux arbres, aux animaux, aux serpents, etc. ; aux passions, aux lieux, aux personnes, etc. ; aux qualités, aux quantités, aux temps, etc. ; je peux encore ajouter que les signes des temps ou des portions de la durée ont été les derniers inventés. J’ai pensé que, pendant des siècles entiers, les hommes n’ont eu d’autres temps que le présent de l’indicatif ou de l’infinitif, que les circonstances déterminaient à être tantôt un futur, tantôt un parfait.

Je me suis cru autorisé dans cette conjecture par l’état présent de la langue franque. Cette langue est celle que parlent les diverses nations chrétiennes qui commercent en Turquie et dans les échelles du Levant. Je la crois telle aujourd’hui qu’elle a toujours été ; et il n’y a pas d’apparence qu’elle se perfectionne jamais. La base en est un italien corrompu. Ses verbes n’ont pour tout temps que le présent de l’infinitif, dont les autres termes de la phrase ou les conjectures modifient la signification : ainsi je t’aime, je t’aimais, je t’aimerai, c’est en langue franque : mi amarti. Tous ont chanté, que chacun chante, tous chanteront, tutti cantara. Je veux, je voulais, j’ai voulu, je voudrais t’épouser, mi voleri sposarti.

J’ai pensé que les inversions s’étaient introduites et conservées dans le langage, parce que les signes oratoires avaient été institués selon l’ordre des gestes, et qu’il était naturel qu’ils gardassent dans la phrase le rang que le droit d’aînesse leur avait assigné. J’ai pensé que, par la même raison, l’abus des temps des verbes ayant dû subsister, même après la formation complète des conjugaisons, les uns s’étaient absolument passés de certains temps, comme les Hébreux, qui n’ont ni présent ni imparfait, et qui disent fort bien, Credidi propter quod locutus sum, au lieu de Credo et ideo loquor, j’ai cru, et c’est par cette