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qu’on en jugera par l’entretien qui suit, et dont je suis un interlocuteur. Ce fut elle qui parla la première.

« Si vous aviez tracé sur ma main, avec un stylet, un nez, une bouche, un homme, une femme, un arbre, certainement je ne m’y tromperais pas ; je ne désespérerais pas même, si le trait était exact, de reconnaître la personne dont vous m’auriez fait l’image : ma main deviendrait pour moi un miroir sensible ; mais grande est la différence de sensibilité entre cette toile et l’organe de la vue.

Je suppose donc que l’œil soit une toile vivante d’une délicatesse infinie ; l’air frappe l’objet, de cet objet il est réfléchi vers l’œil, qui en reçoit une infinité d’impressions diverses selon la nature, la forme, la couleur de l’objet et peut-être les qualités de l’air qui me sont inconnues et que vous ne connaissez pas plus que moi ; et c’est par la variété de ces sensations qu’il vous est peint.

Si la peau de ma main égalait la délicatesse de vos yeux, je verrais par ma main comme vous voyez par vos yeux, et je me figure quelquefois qu’il y a des animaux qui sont aveugles, et qui n’en sont pas moins clairvoyants.

— Et le miroir ?

— Si tous les corps ne sont pas autant de miroirs, c’est par quelque défaut dans leur contexture, qui éteint la réflexion de l’air. Je tiens d’autant plus à cette idée, que l’or, l’argent, le fer, le cuivre polis, deviennent propres à réfléchir l’air, et que l’eau trouble et la glace rayée perdent cette propriété.

C’est la variété de la sensation, et par conséquent de la propriété de réfléchir l’air dans les matières que vous employez, qui distingue l’écriture du dessin, le dessin de l’estampe, et l’estampe du tableau.

L’écriture, le dessin, l’estampe, le tableau d’une seule couleur, sont autant de camaïeux.

— Mais lorsqu’il n’y a qu’une couleur, on ne devrait discerner que cette couleur.

— C’est apparemment le fond de la toile, l’épaisseur de la couleur et la manière de l’employeur qui introduisent dans la réflexion de l’air une variété correspondante à celle des formes. Au reste, ne m’en demandez plus rien, je ne suis pas plus savante que cela.