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les cataractes ne distingua, de longtemps, ni grandeurs, ni distances, ni situations, ni mêmes figures. Un objet d’un pouce mis devant son œil, et qui lui cachait une maison, lui paraissait aussi grand que la maison. Il avait tous les objets sur les yeux ; et ils lui semblaient appliqués à cet organe, comme les objets du tact le sont à ma peau. Il ne pouvait distinguer ce qu’il avait jugé rond, à l’aide de ses mains, d’avec ce qu’il avait jugé angulaire ; ni discerner avec les yeux si ce qu’il avait senti être en haut ou en bas, était en effet en haut ou en bas. Il parvint, mais ce ne fut pas sans peine, à apercevoir que sa maison était plus grande que sa chambre, mais nullement à concevoir comment l’œil pouvait lui donner cette idée. Il lui fallut un grand nombre d’expériences réitérées pour s’assurer que la peinture représentait des corps solides : et quand il se fut bien convaincu, à force de regarder des tableaux, que ce n’étaient point des surfaces seulement qu’il voyait, il y porta la main, et fut bien étonné de ne rencontrer qu’un plan uni et sans aucune saillie : il demanda alors quel était le trompeur, du sens du toucher ou du sens de la vue. Au reste, la peinture fit le même effet sur les sauvages, la première fois qu’ils en virent : ils prirent des figures peintes pour des hommes vivants, les interrogèrent, et furent tout surpris de n’en recevoir aucune réponse : cette erreur ne venait certainement pas en eux du peu d’habitude de voir.

Mais, que répondre aux autres difficultés ? qu’en effet, l’œil expérimenté d’un homme fait mieux voir les objets, que l’organe imbécile et tout neuf d’un enfant ou d’un aveugle de naissance à qui l’on vient d’abaisser les cataractes. Voyez, madame, toutes les preuves qu’en donne M. l’abbé de Condillac, à la fin de son Essai sur l’origine des connaissances humaines, où il se propose en objection les expériences faites par Cheselden, et rapportées par M. de Voltaire. Les effets de la lumière sur un œil qui en est affecté pour la première fois, et les conditions requises dans les humeurs de cet organe la cornée, le cristallin etc…, y sont exposés avec beaucoup de netteté et de force, et ne permettent guère de douter que la vision ne se fasse très imparfaitement dans un enfant qui ouvre les yeux pour la première fois, ou dans un aveugle à qui l’on vient de faire l’opération.

Il faut donc convenir que nous devons apercevoir dans les