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Ils ont dit seulement : « L’aveugle-né, comparant les idées de sphère et de cube qu’il a reçues par le toucher avec celles qu’il en prend par la vue, connaîtra nécessairement que ce sont les mêmes ; et il y aurait en lui bien de la bizarrerie de prononcer que c’est le cube qui lui donne, à la vue, l’idée de sphère et que c’est de la sphère que lui vient l’idée du cube. Il appellera donc sphère et cube, à la vue, ce qu’il appelait sphère et cube au toucher. » Mais quelle a été la réponse et le raisonnement de leurs antagonistes ? Ils ont supposé pareillement que l’aveugle-né verrait aussitôt qu’il aurait l’organe sain ; ils ont imaginé qu’il en était d’un œil à qui l’on abaisse la cataracte comme un bras qui cesse d’être paralytique : il ne faut point d’exercice, à celui-ci pour sentir, ont-ils dit, ni par conséquent à l’autre pour voir ; et ils ont ajouté : « Accordons à l’aveugle-né un peu plus de philosophie que vous ne lui en donnez, et après avoir poussé le raisonnement jusqu’où vous l’avez laissé, il continuera : mais cependant, qui m’a assuré qu’en approchant de ces corps et en appliquant mes mains sur eux ils ne tromperont pas subitement mon attente, et que le cube ne me renverra pas la sensation de la sphère, et la sphère celle du cube ? Il n’y a que l’expérience qui puisse apprendre s’il y a conformité de relation entre la vue et le toucher : ces deux sens pourraient être en contradiction dans leurs rapports, sans que j’en susse rien ; peut-être même croirais-je que ce qui se présente actuellement à ma vue n’est qu’une pure apparence, si l’on ne m’avait informé que ce sont là les mêmes corps que j’ai touchés. Celui-ci me semble, à la vérité, devoir être le corps que j’appelais cube ; et celui-là le corps que j’appelais sphère ; mais on ne me demande pas ce qu’il m’en semble, mais ce qui en est ; et je ne suis nullement en état de satisfaire à cette dernière question. »

Ce raisonnement, dit l’auteur de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, serait très embarrassant pour l’aveugle-né ; et je ne vois que l’expérience qui puisse y fournir une réponse. Il y a toute apparence que M. l’abbé de Condillac ne veut parler ici que de l’expérience que l’aveugle-né réitérerait lui-même sur les corps par un second attouchement. Vous sentirez tout à l’heure pourquoi je fais cette remarque. Au reste, cet habile métaphysicien aurait pu ajouter qu’un aveugle-né