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ses doigts sur ses divisions. Voilà certainement des choses plus difficiles à faire, que d’estimer par le tact la ressemblance d’un buste avec la personne représentée ; d’où l’on voit qu’un peuple d’aveugles pourrait avoir des statuaires, et tirer des statues le même avantage que nous, celui de perpétuer la mémoire des belles actions et des personnes qui leur seraient chères. Je ne doute pas même que le sentiment qu’ils éprouveraient à toucher les statues ne fût beaucoup plus vif que celui que nous avons à les voir. Quelle douceur pour un amant qui aurait bien tendrement aimé, de promener ses mains sur des charmes qu’il reconnaîtrait, lorsque l’illusion qui doit agir plus fortement dans les aveugles qu’en ceux qui voient, viendrait à les ranimer ! Mais peut-être aussi que, plus il aurait de plaisir dans ce souvenir, moins il aurait de regrets.

Saunderson avait de commun avec l’aveugle du Puisaux d’être affecté de la moindre vicissitude qui survenait dans l’atmosphère, et de s’apercevoir, surtout dans les temps calmes, de la présence des objets dont il n’était éloigné que de quelques pas. On raconte qu’un jour qu’il assistait à des observations astronomiques, qui se faisaient dans un jardin, les nuages qui dérobaient de temps en temps aux observateurs le disque du soleil occasionnaient une altération assez sensible dans l’action des rayons sur son visage, pour lui marquer les moments favorables ou contraires aux observations. Vous croirez peut-être qu’il se faisait dans ses yeux quelque ébranlement capable de l’avertir de la présence de la lumière, mais non de celle des objets ; et je l’aurais cru comme vous, s’il n’était certain que Saunderson était privé non seulement de la vue, mais de l’organe.

Saunderson voyait donc par la peau ; cette enveloppe était donc en lui d’une sensibilité si exquise, qu’on peut assurer qu’avec un peu d’habitude il serait parvenu à reconnaître un de ses amis dont un dessinateur lui aurait tracé le portrait sur la main, et qu’il aurait prononcée sur la succession des sensations excitées par le crayon : C’est monsieur un tel. Il y a donc aussi une peinture pour les aveugles, celle à qui leur propre peau servirait de toile. Ces idées sont si peu chimériques, que je ne doute point que, si quelqu’un vous traçait sur la main la petite bouche de M…, vous ne la reconnussiez sur-le-champ.