Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/362

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de corps que j’avais touchés il y avait longtemps s’y réveiller aussi vivement que s’ils eussent encore été présents à mon attouchement, et de m’apercevoir très distinctement que les limites de la sensation coïncidaient précisément avec celles de ces corps absents. Quoique la sensation soit indivisible par elle-même, elle occupe, si on peut se servir de ce terme, un espace étendu auquel l’aveugle-né a la faculté d’ajouter ou de retrancher par la pensée, en grossissant ou diminuant la partie affectée. Il compose, par ce moyen, des points, des surfaces, des solides ; il aura même un solide gros comme le globe terrestre, s’il se suppose le bout du doigt gros comme le globe, et occupé par la sensation en longueur, largeur et profondeur.

Je ne connais rien qui démontre mieux la réalité du sens interne que cette faculté faible en nous, mais forte dans les aveugles-nés, de sentir ou de se rappeler la sensation des corps, lors même qu’ils sont absents et qu’ils n’agissent plus pour eux. Nous ne pouvons faire entendre à un aveugle-né comment l’imagination nous peint les objets absents comme s’ils étaient présents ; mais nous pouvons très bien reconnaître en nous la faculté de sentir à l’extrémité d’un doigt un corps qui n’y est plus, telle qu’elle est dans l’aveugle-né. Pour cet effet, serrez l’index contre le pouce fermez les yeux ; séparez vos doigts examinez immédiatement après cette séparation ce qui se passe en vous, et dites-moi si la sensation ne dure pas longtemps après que la compression a cessé ; si, pendant que la compression dure, votre âme vous paraît plus dans votre tête qu’à l’extrémité de vos doigts ; et si cette compression ne vous donne pas la notion d’une surface, par l’espace qu’occupe la sensation. Nous ne distinguons la présence des êtres hors de nous, de leur représentation dans notre imagination, que par la force et la faiblesse de l’impression : pareillement, l’aveugle-né ne discerne la sensation d’avec la présence réelle d’un objet à l’extrémité de son doigt, que par la force ou la faiblesse de la sensation même.

Si jamais un philosophe aveugle et sourd de naissance fait un homme à l’imitation de celui de Descartes, j’ose vous assurer, madame, qu’il placera l’âme au bout des doigts ; car c’est de là que lui viennent ses principales sensations, et toutes ses connaissances. Et qui l’avertirait que sa tête est le siège de ses