Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou, pour parler plus exactement, que des sensations du toucher dont il a mémoire. Il ne se passe rien dans sa tête d’analogue à ce qui se passe dans la nôtre : il n’imagine point ; car, pour imaginer, il faut colorer un fond et détacher de ce fond des points, en leur supposant une couleur différente de celle du fond. Restituez à ces points la même couleur qu’au fond, à l’instant ils se confondent avec lui, et la figure disparaît ; du moins, c’est ainsi que les choses s’exécutent dans mon imagination ; et je présume que les autres n’imaginent pas autrement que moi. Lors donc que je me propose d’apercevoir dans ma tête une ligne droite, autrement que par ses propriétés, je commence par la tapisser en dedans d’une toile blanche, dont je détache une suite de points noirs placés dans la même direction. Plus les couleurs du fond et des points sont tranchantes, plus j’aperçois les point distinctement, et une figure d’une couleur fort voisine de celle du fond ne me fatigue pas moins à considérer dans mon imagination que hors de moi, et sur une toile.

Vous voyez donc, madame, qu’on pourrait donner des lois pour imaginer facilement à la fois plusieurs objets diversement colorés ; mais que ces lois ne seraient certainement pas à l’usage d’un aveugle-né. L’aveugle-né, ne pouvant colorer, ni par conséquent figurer comme nous l’entendons, n’a mémoire que de sensations prises par le toucher, qu’il rapporte à différents points, lieux ou distances, et dont il compose des figures. Il est si constant que l’on ne figure point dans l’imagination sans colorer, que si l’on nous donne à toucher dans les ténèbres de petits globules dont nous ne connaissions ni la matière ni la couleur, nous les supposerons aussitôt blancs ou noirs, ou de quelque autre couleur ; ou que, si nous ne leur en attachons aucune, nous n’aurons, ainsi que l’aveugle-né, que la mémoire de petites sensations excitées à l’extrémité des doigts, et telles que de petits corps ronds peuvent les occasionner. Si cette mémoire est très fugitive en nous ; si nous n’avons guère d’idée de la manière dont un aveugle-né fixe, rappelle et combine les sensations du toucher, c’est une suite de l’habitude que nous avons prise par les yeux, de tout exécuter dans notre imagination avec des couleurs. Il m’est cependant arrivé à moi-même, dans les agitations d’une passion violente, d’éprouver un frissonnement dans toute une main ; de sentir l’impression