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Si un homme qui n’a vu que pendant un jour ou deux se trouvait confondu chez un peuple d’aveugles, il faudrait qu’il prît le parti de se taire, ou celui de passer pour un fou. Il leur annoncerait tous les jours quelque nouveau mystère, qui n’en serait un que pour eux, et que les esprits-forts se sauraient bon gré de ne pas croire. Les défenseurs de la religion ne pourraient-ils pas tirer un grand parti d’une incrédulité si opiniâtre, si juste même, à certains égards, et cependant si peu fondée ? Si vous vous prêtez pour un instant à cette supposition, elle vous rappellera, sous des traits empruntés l’histoire et les persécutions de ceux qui ont eu le malheur de rencontrer la vérité dans des siècles de ténèbres, et l’imprudence de la déceler à leurs aveugles contemporains, entre lesquels ils n’ont point eu d’ennemis plus cruels que ceux qui, par leur état et leur éducation, semblaient devoir être les moins éloignés de leurs sentiments.

Je laisse donc la morale et la métaphysique des aveugles, et je passe à des choses qui sont moins importantes, mais qui tiennent de plus près au but des observations qu’on fait ici de toutes parts depuis l’arrivée du Prussien.

Première question. Comment un aveugle-né se forme-t-il des idées des figures ? Je crois que les mouvements de son corps, l’existence successive de sa main en plusieurs lieux, la sensation non interrompue d’un corps qui passe entre ses doigts, lui donnent la notion de direction. S’il les glisse le long d’un fil bien tendu, il prend l’idée d’une ligne droite ; s’il suit la courbe d’un fil lâche, il prend celle d’une ligne courbe. Plus généralement, il a, par des expériences réitérées du toucher, la mémoire de sensations éprouvées en différents points : il est maître de combiner ces sensations ou points, d’en former des figures. Une ligne droite, pour un aveugle qui n’est point géomètre, n’est autre chose que la mémoire d’une suite de sensations du toucher, placées dans la direction d’un fil tendu ; une ligne courbe, la mémoire d’une suite de sensations du toucher, rapportées à la surface de quelque corps solide, concave ou convexe. L’étude rectifie dans le géomètre la notion de ces lignes par les propriétés qu’il leur découvre. Mais, géomètre ou non, l’aveugle-né rapporte tout à l’extrémité de ses doigts. Nous combinons des points colorés ; il ne combine, lui, que des points palpables,