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dans votre maison, mais il faut que j’en sorte ; l’objet de mes désirs n’est pas de vivre mieux, mais de ne pas mourir. »

Il sortit donc de chez M. Randon[1], retourna dans son taudis, et fut de nouveau livré à la misère et à l’étude. Il avait quelques amis ; sa chambre appartenait au premier qui s’en emparait ; celui qui avait besoin d’un lit venait prendre un de ses matelas et s’établissait dans sa niche. Il faisait à peu près la même chose avec eux ; il allait dîner chez un camarade ; il voulait écrire un mot, il y soupait, y couchait, et y restait jusqu’à la fin de sa besogne.

Lorsque le hasard amenait à Paris quelques amis de son père, il leur empruntait quelque petite somme. Le père rendait, et écrivait sans fin, sans cesse : « Prenez un état, ou revenez avec nous. »

Il y avait alors au couvent des Carmes déchaussés un moine originaire de Langres, un peu son parent, appelé le frère Ange, homme de beaucoup d’esprit, mais tourmenté de l’ambition de donner de la considération à son corps. Il avait fait de son couvent une maison de banque, c’était le moyen de la rendre opulente ; celui de la rendre célèbre était de faire recrue de jeunes gens malheureux et bien nés ; il leur donnait tous les moyens possibles pour se tirer des embarras où ils s’étaient fourrés ; il leur offrait une retraite dans son couvent et un moyen de se réconcilier avec leur famille en embrassant la vie monastique. Mon père avait entendu parler de cet homme, il crut pouvoir en tirer quelque parti, et fut le trouver ; le prétexte de sa visite fut le désir de voir la maison et la bibliothèque. Dans cette première entrevue, il glissa quelques mots sur la douceur d’une vie calme et paisible, un désir éloigné de quitter la vie trop orageuse du monde ; et des politesses d’usage terminèrent la conversation. Seconde visite : un peu plus de confiance et quelques confidences sur les motifs de plaintes donnés à son père, et sur le désir de se raccommoder avec lui. Celle-ci fut suivie de plusieurs autres où le moine affermissait le jeune homme dans le goût de la retraite, et lui offrait sa médiation auprès de ses parents. De confidences en confidences aussi rusées d’une part que de l’autre, mon père avoua au moine que son intention était de se retirer dans quelque couvent

  1. Diderot n’oublia pas cet honnête financier, il en parle dans le Salon de 1767, comme d’un amateur original et distingué. Il s’appelait Randon de Boisset, et était receveur général des finances. Après avoir rappelé quelques particularités de son caractère, Diderot ajoute : « Je l’ai connu jeune, et il n’a pas tenu à lui que je ne devinsse opulent. »

    Naigeon et les biographes qui l’ont suivi disent ici Raudon d’Hannecourt.