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En effet, considérez, je vous prie, la finesse avec laquelle il a fallu combiner certaines idées pour y parvenir. Notre aveugle n’a de connaissance des objets que par le toucher. Il sait, sur le rapport des autres hommes, que par le moyen de la vue on connaît les objets, comme ils lui sont connus par le toucher du moins, c’est la seule notion qu’il s’en puisse former. Il sait, de plus, qu’on ne peut voir son propre visage, quoiqu’on puisse le toucher. La vue, doit-il conclure, est donc une espèce de toucher qui ne s’étend que sur les objets différents de notre visage, et éloignés de nous. D’ailleurs, le toucher ne lui donne l’idée que du relief. Donc, ajoute-t-il, un miroir est une machine qui nous met en relief hors de nous-mêmes. Combien de philosophes renommés ont employé moins de subtilité, pour arriver à des notions aussi fausses ! mais combien un miroir doit-il être surprenant pour notre aveugle ? Combien son étonnement, dut-il augmenter, quand nous lui apprîmes qu’il y a de ces sortes de machines qui agrandissent les objets ; qu’il y en a d’autres qui, sans les doubler, les déplacent, les rapprochent, les éloignent, les font apercevoir, en dévoilent les plus petites parties aux yeux des naturalistes ; qu’il y en a qui les multiplient par milliers, qu’il y en a enfin qui paraissent les défigurer totalement ? Il nous fit cent questions bizarres sur ces phénomènes. Il nous demanda, par exemple, s’il n’y avait que ceux qu’on appelle naturalistes qui vissent avec le microscope et si les astronomes étaient les seuls qui vissent avec le télescope ; si la machine qui grossit les objets était plus grosse que celle qui les rapetisse ; si celle qui les rapproche était plus courte que celle qui les éloigne ; et ne comprenant point comment cet autre nous-même que, selon lui, le miroir répète en relief, échappe au sens du toucher : « Voilà, disait-il, deux sens qu’une petite machine met en contradiction : une machine plus parfaite les mettrait peut-être plus d’accord, sans que, pour cela, les objets en fussent plus réels ; peut-être une troisième plus parfaite encore, et moins perfide, les ferait disparaître, et nous avertirait de l’erreur. »

Et qu’est-ce, à votre avis, que des yeux ? lui dit M. de… « C’est, lui répondit l’aveugle, un organe, sur lequel l’air fait l’effet de mon bâton sur ma main. » Cette réponse nous fit tomber des nues ; et tandis que nous nous entreregardions avec