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à Paris et son compatriote, pour le prendre en pension et lui faire étudier le droit et les lois. Il y demeura deux ans ; mais le dépouillement des actes, les productions d’inventaires avaient peu d’attraits pour lui. Tout le temps qu’il pouvait dérober à son patron était employé à apprendre le latin et le grec qu’il croyait ne pas savoir assez, les mathématiques, qu’il a toujours aimées avec fureur, l’italien, l’anglais, etc. ; enfin il se livra tellement à son goût pour les lettres, que M. Clément crut devoir prévenir son ami du mauvais emploi que son fils faisait de son temps. Mon grand-père chargea alors expressément M. Clément de proposer un état à son fils, de le déterminer à faire un choix prompt, et de l’engager à être médecin, procureur ou avocat. Mon père demanda du temps pour y songer, on lui en accorda. Au bout de quelques mois, les propositions furent renouvelées ; alors il dit que l’état de médecin ne lui plaisait pas, qu’il ne voulait tuer personne ; que celui de procureur était trop difficile à remplir délicatement ; qu’il choisirait volontiers la profession d’avocat, mais qu’il avait une répugnance invincible à s’occuper toute sa vie des affaires d’autrui. « Mais, lui dit M. Clément, que voulez-vous donc être ? — Ma foi, rien, mais rien du tout. J’aime l’étude ; je suis fort heureux, fort content ; je ne demande pas autre chose. »

Clément écrivit cette réponse à mon grand-père. Il répondit à son ami que puisque son fils ne voulait rien faire, il supprimait sa pension, et le prévenait qu’il ne rembourserait aucune dépense pour son compte. Sa lettre à mon père ordonnait ou de choisir un état quel qu’il fût, promettant de n’y apporter aucun obstacle, ou de partir cette même semaine pour retourner dans la maison paternelle. Mon père crut que la tendresse du sien ne lui permettrait pas d’être longtemps sévère ; il ne tint pas un grand compte de ses ordres. Ne voulant point être à charge à M. Clément de Ris, il sortit de sa maison, et prit un cabinet garni. Tant que dura le peu d’argent et d’effets qu’il avait, il ne s’occupa qu’à augmenter et étendre ses connaissances. Il écrivit plusieurs fois à son père ; mais il ne recevait d’autre réponse que l’ordre de faire quelque chose d’utile à la société, ou de retourner dans sa famille. Sa mère, plus tendre et plus faible, lui envoyait quelques louis, non par la poste, non par des amis, mais par une servante qui faisait soixante lieues à pied, lui remettait une petite somme de sa mère, y ajoutait, sans en parler, toutes ses épargnes, faisait encore soixante lieues pour