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sait, et que la nature même y prescrivait des bornes. « Je ne connais guère ton prince, me dit-elle ; mais auteur et moteur de tous les êtres, et bon et sage, comme on le publie, n’aurait-il mis en nous tant de sensations agréables que pour nous affliger ? on dit qu’il n’a rien fait en vain ; et quel est donc le but des besoins et des désirs qui les suivent, sinon d’être satisfaits ? »

60. Je lui répondis, mais faiblement, que peut-être le prince nous proposait ces enchanteurs à combattre, pour avoir droit de nous récompenser. « Mets dans la balance, me répliqua-t-elle, le présent dont je jouis, et l’avenir douteux que tu me promets, et décide qui doit l’emporter. » J’hésitais ; elle aperçut mon embarras. « Eh quoi ! poursuivit-elle ; tu me conseillerais d’être malheureuse, en attendant un bonheur qui ne viendra peut-être jamais. Encore si les lois auxquelles tu veux que je m’immole toute vive, étaient dictées par la raison ! mais non ; c’est un amas confus de bizarreries qui ne semble être fait que pour croiser mes penchants, et mettre l’auteur de mon être en contradiction avec lui-même… On me lie, on m’attache irrévocablement à un seul homme, continua-t-elle après une courte suspension. J’ai beau le contraindre à demander quartier, il reconnaît sa faiblesse, sans renoncer à ses prétentions. Il convient de sa défaite, mais il ne peut souffrir un secours qui l’assurerait de la victoire. Lorsque les forces lui manquent, que fait-il ? il m’oppose le préjugé ; mais c’est un autre ennemi qu’il me faut… » S’interrompant dans cet endroit, elle me lança un regard passionné ; je lui présentai la main et la conduisis dans un cabinet de verdure, où je lui fis trouver ses raisons meilleures encore qu’elle ne les avait d’abord imaginées.

61. Nous nous croyions en sûreté et loin de tous témoins, lorsque nous aperçûmes à travers des feuillages quelques prudes accompagnées de deux ou trois guides qui nous examinaient. Ma belle en rougit. « Que craignez-vous ? lui dis-je tout bas. Ces saintes font aussi bien que vous céder les préjugés à leurs penchants, et elles seront moins scandalisées, dans le fond de leur âme, que jalouses de vos plaisirs. Cependant je ne vous répondrai pas qu’elles ne soient tentées de chagriner des gens qui n’ont pas fait pis qu’elles. Mais nous n’avons qu’à les menacer de démasquer les compagnons de leur promenade, et