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10. Ce qui donne le ton chez ce peuple léger, c’est un certain nombre de femmes charmantes par l’art et le désir qu’elles ont de plaire. L’une se glorifie d’un grand nombre d’adorateurs, et veut que le public en soit informé : l’autre se plaît à faire beaucoup d’heureux ; mais il faut que leur bonheur soit ignoré. Telle promettra ses faveurs à mille galants, qui ne les accordera qu’à un seul ; et telle n’en bercera qu’un seul d’espérance, qui ne sera pas inhumaine à cent autres ; et tout cela à la faveur d’un secret que personne ne garde ; car il est ridicule d’ignorer les aventures d’une jolie femme, et il est de mode d’en enfler le nombre au besoin.

11. La toilette serait un rendez-vous général, si l’époux n’en était point exclu. Là s’assemblent des jeunes gens folâtres et quelquefois entreprenants, parlant de tout sans rien savoir, donnant à des riens un air de finesse, adroits à séduire une belle en déchirant ses rivales, passant d’un raisonnement sérieux qu’ils auront entamé, au récit d’une aventure galante, ou une circonstance les accroche et les jette, je ne sais comment, sur une ariette, qu’ils interrompent pour parler politique, et conclure par des réflexions profondes sur une coiffure, une robe, un magot de la Chine, une nudité de Clinschsted, une jatte de Saxe, une pantine de Boucher, quelque colifichet d’Hébert, ou une boîte de Juliette ou de Martin.

12. Telle est à peu près la multitude qui erre étourdiment dans l’allée des fleurs. Comme ce sont tous des échappés de l’allée des épines, ils n’entendent jamais la voix des guides, sans en être effrayés ; aussi y a-t-il certain temps de l’année où le jardin enchanté est presque désert. Ceux qui s’y promenaient vont s’en repentir dans l’allée des épines, d’où ils ne tardent pas à revenir, pour s’aller repentir encore.

13. Leur bandeau les gêne beaucoup ; ils passent une partie de leur vie à chercher des moyens de n’en être pas incommodés. C’est une espèce d’exercice dans lequel ils reçoivent quelques rayons de lumière, mais qui passent rapidement. Ils n’ont pas la vue assez ferme pour soutenir le grand jour ; aussi ne font-ils que lorgner par intervalle et comme à la dérobée. Rien de sérieux ni de suivi n’entre dans ces têtes-là ; le seul nom de système les effarouche. S’ils admettent l’existence du prince, c’est sans tirer à conséquence pour les plaisirs. Un philosophe qui raisonne, et