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l’aveugle, ayant repris son bâton, et poursuivant son chemin, racontait son aventure à ses camarades, qui s’empressaient à le féliciter. Après maint éloge, il fut décidé qu’on imprimerait ses raisons sous le titre de Théorie physique et morale de l’existence et des propriétés de la lumière, par un aveugle espagnol, traduite et ornée de commentaires et de scolies par le marguillier des Quinze-Vingts. On invite à le lire tous ceux qui depuis quarante ans et plus s’imaginent voir clair, sans savoir pourquoi. Les personnes qui ne pourront se le procurer, ne seront pas fâchées d’apprendre qu’il ne contient rien de plus que la conversation précédente, enflée seulement et remaniée, afin de fournir au libraire le nombre de feuilles suffisant pour un volume d’une juste grosseur.

31. Le bruit qu’avait excité cette scène s’étant fait entendre jusqu’aux derniers confins de notre allée, on jugea à propos de s’éclaircir du fait et de convoquer une assemblée générale où l’on discuterait la validité des raisons de l’aveugle et d’Athéos (c’était le nom de notre ami). On somma quiconque aurait connaissance de la dispute de faire le personnage de celui-là, sans affaiblir ou donner un tour ridicule à ses raisonnements. On m’avait aperçu dans le voisinage du champ de bataille, et quelque répugnance que j’eusse à exposer les défenses d’une cause mal soutenue, je crus en devoir le rapport à l’intérêt de la vérité. Notre champion répéta ce qu’il avait objecté, je rendis avec la dernière fidélité les répliques de l’aveugle ; et les sentiments se trouvèrent partagés, comme il est ordinaire parmi nous. Les uns disaient que de part et d’autre on n’avait employé que de faibles raisons ; les autres que ce commencement de dispute pourrait produire des éclaircissements avantageux à la cause commune. Les amis d’Athéos triomphaient et ne se promettaient rien moins que de subjuguer de proche en proche les autres compagnies. Mes camarades et moi soutenions qu’ils chantaient victoire avant l’action, et que, pour avoir pulvérisé de mauvaises raisons, ils ne devaient pas se flatter d’écraser quiconque en aurait de solides à leur opposer. Dans ce conflit d’opinions, un de nous proposa de former un détachement de deux hommes par compagnie, de l’envoyer en avant dans l’allée, et de statuer, sur des découvertes ultérieures, quelle serait désormais la colonelle, et quels étendards il faudrait suivre.