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quences que vous en tirez tomberont d’elles-mêmes. Si la matière est éternelle, si le mouvement l’a disposée et lui a primitivement imprimé toutes les formes que nous voyons qu’il lui conserve, qu’ai-je besoin de votre prince ?

Il n’y a point de rendez-vous, si ce que vous appelez âme n’est qu’un effet de l’organisation. Or, tant que l’économie des organes dure, nous pensons ; nous déraisonnons quand elle s’altère. Lorsqu’elle s’anéantit, que devient l’âme ? D’ailleurs, qui vous a dit que, dégagée du corps, elle pouvait penser, imaginer, sentir ? Mais passons à vos règlements : fondés sur des conventions arbitraires, c’est l’ouvrage de vos premiers guides et non celui de la raison, qui, étant commune à tous les hommes, leur eût en tout temps et partout indiqué la même route, prescrit les mêmes devoirs et interdit les mêmes actions. Car pourquoi les aurait-elle traités plus favorablement pour la connaissance de certaines vérités spéculatives que pour celle des vérités morales ? Or, tous conviennent, sans exception, de la certitude des premières : quant aux autres, du bord d’une rivière à l’autre, de ce côté d’une montagne à l’opposé, de cette borne à celle-ci, du travers d’une ligne mathématique, on passe du blanc au noir. Commencez donc par dissiper ces nuages, si vous voulez que je voie clair.

19. — Volontiers, répartit l’aveugle ; mais je veux recourir de temps en temps à l’autorité de notre code. Le connaissez-vous ? C’est un ouvrage divin. Il n’avance rien qui ne soit appuyé sur des faits supérieurs aux forces de la nature, et par conséquent sur des preuves incomparablement plus convaincantes que celles que pourrait fournir la raison.

20. — Eh ! laissez là votre code, dit le philosophe. Battons-nous à armes égales. Je me présente sans armure et de bonne grâce, et vous vous couvrez d’un harnois plus propre à embarrasser et à écraser son homme qu’à le défendre. J’aurais honte de prendre sur vous cet avantage. Y pensez-vous ? et où avez-vous pris que votre code est divin ? Le croit-on sérieusement, même dans votre allée ? Et un de vos conducteurs, sous prétexte d’attaquer Horace et Virgile… Vous m’entendez ; je n’en dis pas davantage. Je méprise trop vos guides, pour me prévaloir de leur autorité contre vous. Mais quel fonds pouvez-vous faire sur les récits merveilleux dont cet ouvrage est rempli ? Quoi ! vous