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chemin, et pensez-vous que nous ayons encore une longue traite à faire ?

15. — Hélas ! reprit l’autre, malheureux insensé, tu te déchires et t’ensanglantes en vain : pauvre dupe des rêveries de tes conducteurs, tu as beau marcher, tu n’arriveras jamais au séjour qu’ils te promettent, et si tu n’étais point embéguiné de ce haillon, tu verrais comme nous que rien n’est plus mal imaginé que ce tissu d’opinions bizarres dont ils te bercent. Car enfin, dis-moi : pourquoi crois-tu à l’existence du prince ? ta croyance est-elle le fruit de tes méditations et de tes lumières, ou l’effet des préjugés et des harangues de tes chefs ? Tu conviens avec eux que tu ne vois goutte, et tu décides hardiment de tout. Commence au moins par examiner, par peser les raisons, pour asseoir un jugement plus sensé. Que j’aurais de plaisir de te tirer de ce labyrinthe où tu t’égares ! Approche, que je te débarrasse de ce bandeau. — De par le prince, je n’en ferai rien, répondit l’aveugle en reculant trois pas en arrière et se mettant en garde. Que dirait-il, et que deviendrais-je, si j’arrivais sans bandeau et les yeux tout ouverts ? Mais si tu veux nous converserons. Tu me détromperas peut-être ; de mon côté, je ne désespère pas de te ramener. Si j’y réussis, nous marcherons de compagnie ; et comme nous aurons partagé les dangers de la route, nous partagerons aussi les plaisirs du rendez-vous. Commence ; je t’écoute.

16. — Eh bien, répliqua l’habitant de l’allée des marronniers, il y a trente ans que tu la parcours avec mille angoisses cette route maudite ; es-tu plus avancé que le premier jour ? Vois-tu maintenant plus clairement que tu ne faisais, l’entrée, quelque appartement, un pavillon du palais qu’habite ton souverain ? aperçois-tu quelque marche de son trône ? Toujours également éloigné de lui, tu n’en approcheras jamais. Conviens donc que tu t’es engagé dans cette route sans fondement solide, sans autre impulsion que l’exemple aussi peu fondé de tes ancêtres, de tes amis, de tes semblables, dont aucun ne t’a rapporté des nouvelles de ce beau pays, que tu comptes un jour habiter. N’estimerais-tu pas digne des Petites-Maisons un négociant qui quitterait sa demeure, et irait, à travers mille périls, des mers inconnues et orageuses, des déserts arides, sur la foi de quelque imposteur ou de quelque ignorant, chercher à tâtons un trésor,