en détachement faire la petite guerre, et ramener, s’ils peuvent, des transfuges ou des prisonniers : l’allée des épines est le lieu de leurs incursions ; ils s’y glissent furtivement à la faveur d’un défilé, d’un bois, d’un brouillard, ou de quelque autre stratagème propre à favoriser le secret de leur marche, tombent sur les aveugles qu’ils rencontrent, écartent leurs guides, sèment des manifestes contre le prince ou des satires contre le vice-roi, enlèvent des bâtons, arrachent des bandeaux et se retirent. Tu rirais de voir ceux d’entre les aveugles qui restent sans bâton : ne sachant plus où mettre le pied, ni quelle route tenir, ils marchent à tâtons, errent, crient, se désespèrent, demandent sans cesse la route, et s’en éloignent à chaque pas : l’incertitude de leur marche les détourne à tout moment du grand chemin où l’habitude les ramène.
13. Lorsque les auteurs de ce désordre sont attrapés, le conseil de guerre les traite comme des brigands sans aveu et sans commission d’aucune puissance étrangère. Conduite bien différente de la nôtre. Sous nos marronniers, on écoute tranquillement les chefs de l’allée des épines ; on attend leurs coups, on y riposte, on les atterre, on les confond, on les éclaire, si l’on peut ; ou du moins on plaint leur aveuglement. La douceur et la paix règlent nos procédés ; les leurs sont dictés par la fureur. Nous employons des raisons ; ils accumulent des fagots. Ils ne prêchent que l’amour et ne respirent que le sang. Leurs discours sont humains ; mais leur cœur est cruel. C’est sans doute pour autoriser leurs passions, qu’ils ont peint notre souverain comme un tyran impitoyable.
14. Je fus témoin, il y a quelque temps, d’une conversation entre un habitant de l’allée des épines et un de nos camarades. Le premier, en marchant toujours les yeux bandés, s’était approché d’un cabinet de verdure dans lequel l’autre rêvait. Ils n’étaient plus séparés que par une haie vive, assez épaisse pour les empêcher de se joindre, mais non de s’entendre. Notre camarade, à la suite de plusieurs raisonnements, s’écriait tout haut, comme il arrive à ceux qui se croient seuls : « Non, il n’y a point de prince ; rien ne démontre évidemment son existence. » L’aveugle à qui ce discours ne parvint que confusément, le prenant pour un de ses semblables, lui demanda d’une voix haletante : « Frère, ne m’égaré-je point ? suis-je bien dans le