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pas assez forte pour qu’on nous pardonne d’en être frappés ? »

7. Une quatrième bande te dira que l’allée est pratiquée sur le dos de notre monarque, imagination plus absurde que l’Atlas des anciens poëtes. Celui-ci soutenait le ciel sur ses épaules, et la fiction embellissait une erreur. Ici on se joue de la raison et de quelques expressions équivoques pour insinuer que le prince fait partie du monde visible, que l’univers et lui ne sont qu’un, et que nous sommes nous-mêmes des parties de son vaste corps. Le chef de ces visionnaires fut une espèce de partisan qui fit de fréquentes incursions et jeta souvent l’alarme dans l’allée des épines.

8. Tout à côté de ceux-ci marchent sans règle et sans ordre des champions encore plus singuliers : ce sont gens dont chacun soutient qu’il est seul au monde. Ils admettent l’existence d’un seul être ; mais cet être pensant, c’est eux-mêmes : comme tout ce qui se passe en nous n’est qu’impression, ils nient qu’il y ait autre chose qu’eux et ces impressions ; ainsi ils sont tout à la fois l’amant et la maîtresse, le père et l’enfant, le lit de fleurs et celui qui le foule. J’en rencontrai ces jours derniers un qui m’assura qu’il était Virgile. « Que vous êtes heureux, lui répondis-je, de vous être immortalisé par la divine Énéide ! — Qui ? moi ! dit-il ; je ne suis pas en cela plus heureux que vous. — Quelle idée ! repris-je ; si vous êtes vraiment le poëte latin (et autant vaut-il que ce soit vous qu’un autre), vous conviendrez que vous êtes infiniment estimable d’avoir imaginé tant de grandes choses. Quel feu ! quelle harmonie ! quel style ! quelles descriptions ! quel ordre ! — Que parlez-vous d’ordre ? interrompit-il ; il n’y en a pas l’ombre dans l’ouvrage en question ; c’est un tissu d’idées qui ne portent sur rien, et si j’avais à m’applaudir des onze ans que j’ai employés à coudre ensemble dix mille vers, ce serait de m’être fait en passant à moi-même quelques compliments assez bons sur mon habileté à assujettir mes concitoyens par des proscriptions, et à m’honorer des noms de père et de défenseur de la patrie, après en avoir été le tyran. » À tout ce galimatias j’ouvrais de grands yeux, et cherchais à concilier des idées si disparates. Mon Virgile remarqua que son discours m’embarrassait. « Vous avez peine à m’entendre, continua-t-il ; eh bien, j’étais en même temps Virgile et Auguste, Auguste et Cinna. Mais ce n’est pas tout ; je suis