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champions en imagina un. C’est une balance en broderie d’or, d’argent, de laine et de soie, avec ces mots pour devise : Que sais-je ? Ses fantaisies, écrites à bâtons rompus, n’ont pas laissé de faire des prosélytes. Ces soldats sont bons pour les embuscades et les stratagèmes.

5. Une autre cohorte, non moins ancienne, quoique moins nombreuse, s’est formée des mutins de la précédente. Ils avouent qu’ils existent, qu’il y a une allée et des arbres ; mais ils prétendent que les idées de régiment et de garnison sont ridicules, et même que le prince n’est qu’une chimère ; que le bandeau est la livrée des sots, et que la crainte du châtiment actuel est la seule bonne raison qu’on ait de conserver sa robe sans tache. Ils s’avancent intrépidement vers le bout de l’allée, où ils s’attendent que le sable fondra sous leurs pieds, et qu’ils seront engloutis, ne tenant plus à rien, ni rien à eux.

6. Ceux qui suivent pensent tout différemment. Persuadés de l’existence de la garnison, ils croient que la sagesse infinie du prince ne les a point laissés sans lumières, que la raison est un présent qu’ils tiennent de lui, et qui suffit pour régler leur marche ; qu’il faut respecter le souverain, et qu’on en sera bien ou mal reçu, selon qu’on aura bien ou mal servi sur la route ; qu’au reste sa sévérité ne sera point excessive, ni ses châtiments sans bornes ; et qu’une fois arrivé au rendez-vous, on n’en sortira plus. Ils se soumettent aux lois de la société, connaissent et cultivent les vertus, détestent le crime, et regardent les passions bien économisées comme nécessaires au bonheur. Malgré la douceur de leur caractère, on les abhorre dans l’allée des épines. Et pourquoi, diras-tu ? C’est qu’ils n’ont point de bandeau ; qu’ils soutiennent que deux bons yeux suffisent pour se bien conduire, et qu’ils demandent à être convaincus par de solides raisons que le code militaire est vraiment l’ouvrage du prince, parce qu’ils y remarquent des traits incompatibles avec les idées qu’on a de sa sagesse et de sa bonté. « Notre souverain, disent-ils, est trop juste pour désapprouver notre curiosité : que cherchons-nous, si ce n’est à connaître ses volontés ? On nous présente une lettre de sa part, et nous avons sous nos yeux un ouvrage de sa façon. Nous comparons l’une avec l’autre, et nous ne pouvons concevoir qu’un si grand ouvrier soit un si mauvais écrivain. Cette contradiction n’est-elle donc