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tout à coup dans le cas d’un aveugle-né à qui l’on ouvrirait les paupières. Tous les objets de la nature se présenteraient à lui sous une forme bien différente des idées qu’il en aurait reçues. Ces illuminés passent dans notre allée. Qu’ils ont de plaisir à se reposer sous nos marronniers et à respirer l’air doux qui y règne ! Avec quelle joie ne voient-ils pas de jour en jour cicatriser les cruelles blessures qu’ils se sont faites ! Qu’ils gémissent tendrement sur le sort des malheureux qu’ils ont laissés dans les épines ! Ils n’osent toutefois leur tendre la main. Ils craignent que, n’ayant pas la force de suivre, ils ne soient entraînés de nouveau, par leur propre poids ou par les efforts des guides, dans des broussailles plus épaisses. Il n’arrive guère à ces transfuges de nous abandonner. Ils vieillissent sous nos ombrages ; mais sur le point d’arriver au rendez-vous général, ils y trouvent un grand nombre de guides ; et comme ils sont quelquefois imbéciles, ceux-ci profitent de cet état, ou d’un instant de léthargie pour leur rajuster leur bandeau, et donner un coup de vergette à leur robe ; en quoi ils s’imaginent leur rendre un service important. Ceux d’entre nous qui jouissent de toute leur raison les laissent faire, parce qu’ils ont persuadé à tout le monde qu’il y a du déshonneur à paraître devant le prince sans un bandeau, et sans avoir été savonné et calandré. Cela s’appelle chez les gens du bon ton, finir décemment le voyage ; car notre siècle aime les bienséances.

63. J’ai passé de l’allée des épines dans celle des fleurs où j’ai peu séjourné, et de l’allée des fleurs, j’ai gagné l’ombre des marronniers, dont je ne me flatte pas de jouir jusqu’au dernier terme : il ne faut répondre de rien. Je pourrais bien finir la route à tâtons, comme un autre. Quoi qu’il en soit, je tiens maintenant pour certain que notre prince est souverainement bon, et qu’il regardera plus à ma robe qu’à mon bandeau. Il sait que nous sommes pour l’ordinaire plus faibles que méchants. D’ailleurs telle est la sagesse des lois qu’il nous a prescrites, que nous ne pouvons guère nous en écarter sans être punis. S’il est vrai, ainsi que je l’ai entendu démontrer dans l’allée des épines (car quoique ceux qui y commandent vivent assez mal, ils tiennent parfois de fort bons propos) ; s’il est vrai, dis-je, que le degré de notre vertu soit la mesure exacte de notre bonheur actuel, ce monarque pourrait nous anéantir tous, sans