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répondis-je, par quelle raison les théologiens sont ennemis de la plaisanterie ? Il est décidé que rien n’est plus utile que la bonne ; il me semble que rien n’est plus innocent que la mauvaise. Mal appliquer le ridicule, c’est souffler sur une glace. L’humidité de l’haleine disparaît d’elle-même, et le cristal reprend son éclat. En vérité, il faut ou que ces graves personnages soient de mauvais plaisants, ou qu’ils ignorent que le vrai, le bon et le beau ne sont pas susceptibles de ridicule, ou qu’ils aient un violent soupçon que ces qualités leur sont étrangères.

— C’est le premier sans doute, dit Cléobule, car je ne sais rien qui ait plus mauvaise grâce qu’un théologien qui fait le plaisant, si ce n’est peut-être un jeune militaire qui fait le théologien. Mon cher Ariste, vous avez un rang dans le monde ; vous y portez un nom connu ; vous avez servi avec distinction ; on a des preuves de votre probité ; personne ne s’est encore avisé, ni ne s’avisera, je pense, de vous refuser de la figure et de l’esprit : il faut même vous en trouver et vous connaître pour être à la mode. En vérité, la réputation de bon écrivain ajoutera si peu à ces avantages que vous pourriez la négliger. Mais avez-vous bien réfléchi sur les suites de celle d’auteur médiocre ? Savez-vous que mille âmes basses, jalouses de votre mérite, attendent avec impatience que vous preniez quelque travers, pour ternir impunément toutes vos qualités ? Ne vous exposez point à donner cette misérable consolation à l’envie. Laissez-la vous admirer, sécher et se taire. »

Nous eussions poussé la conversation plus loin, et il y a toute apparence que Cléobule, qui m’avait ébranlé par ses premiers raisonnements, eût achevé d’étouffer en moi la vanité d’auteur, et que mon ouvrage, ou plutôt le sien, allait être remis pour jamais sous la clef ; lorsque le jeune sceptique Alcyphron survint, se proposa pour arbitre de notre différend et décida que, puisque l’entretien que nous avions eu sur la religion, la philosophie et le monde, courait manuscrit, il valait autant qu’il fût imprimé. « Mais pour obvier à tous les inconvénients qui tiennent Cléobule en alarmes, je vous conseille, ajouta-t-il, de vous adresser à quelque sujet de ce prince philosophe que vous voyez quelquefois, le front ceint de laurier, se promener dans nos allées et se reposer de ses nobles tra-