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état. Sitôt qu’on me sut à C…, la compagnie me vint de toute part. Ce fut une persécution, et je ne pus jamais être seul.

Il n’y eut que vous, mon cher Cléobule, mon digne et respectable ami, qui ne parûtes point. Je reçus, je crois, toute la terre, excepté le seul homme qu’il me fallait. Je n’ai garde de vous en faire un reproche : était-il naturel que vous abandonnassiez les amusements de votre chère solitude, pour venir sécher d’ennui parmi la foule d’oisifs dont j’étais obsédé ?

Cléobule a vu le monde et s’en est dégoûté ; il s’est réfugié de bonne heure dans une petite terre qui lui reste des débris d’une fortune assez considérable ; c’est là qu’il est sage et qu’il vit heureux. « Je touche à la cinquantaine, me disait-il un jour ; les passions ne me demandent plus rien, et je suis riche avec la centième partie d’un revenu qui me suffisait à peine à l’âge de vingt-cinq ans. »

Si quelque jour un heureux hasard vous conduit dans le désert de Cléobule, vous y verrez un homme d’un abord sérieux, mais poli ; il ne se répandra point en longs compliments, mais comptez sur la sincérité de ceux qu’il vous fera. Sa conversation est enjouée sans être frivole ; il parle volontiers de la vertu ; mais du ton dont il en parle, on sent qu’il est bien avec elle. Son caractère est celui même de la divinité, car il fait le bien, il dit la vérité, il aime les bons et il se suffit à lui-même.

On arrive dans sa retraite par une avenue de vieux arbres qui n’ont jamais éprouvé les soins ni le ciseau du jardinier. Sa maison est construite avec plus de goût que de magnificence. Les appartements en sont moins spacieux que commodes ; son ameublement est simple, mais propre. Il a des livres en petit nombre. Un vestibule, orné des bustes de Socrate, de Platon, d’Atticus, de Cicéron, conduit dans un enclos qui n’est ni bois, ni prairie, ni jardin ; c’est un assemblage de tout cela. Il a préféré un désordre toujours nouveau à la symétrie qu’on sait en un moment ; il a voulu que la nature se montrât partout dans son parc ; et, en effet, l’art ne s’y aperçoit que quand il est un jeu de la nature. Si quelque chose semble y avoir été pratiqué par la main des hommes ; c’est une sorte d’étoile où concourent quelques allées qui resserrent entre elles un parterre moins étendu qu’irrégulier.

C’est là que j’ai joui cent fois de l’entretien délicieux de