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de sang et de cruautés raffînées ; cette humeur fâcheuse, qui ne cherche qu’à s’exercer, et qui saisit avec acharnement la moindre occasion pour écraser des objets quelquefois dignes de pitié.

Quant à l’ingratitude et à la trahison, ce sont, à proprement parler, des vices purement négatifs ; ils ne caractérisent aucun penchant : leur cause est indéterminée : ils dérivent de l’inconsistance et du désordre des affections en général. Lorsque ces taches sont sensibles dans un caractère ; lorsque ces ulcères s’ouvrent sans sujet ; quand la créature favorise par de fréquentes rechutes les progrès de cette gangrène, on peut conjecturer, à ces symptômes, qu’elle est infectée de quelque levain dénaturé, tel que l’envie, la malignité, la vengeance et les autres.

On peut objecter que ces affections, toutes dénaturées qu’elles sont, ne vont point sans plaisir ; et qu’un plaisir, quelque inhumain qu’il soit, est toujours un plaisir, fût-il placé dans la vengeance, dans la malignité et dans l’exercice même de la tyrannie. Cette difficulté serait sans réponse, si, comme dans les joies cruelles et barbares, on ne pouvait arriver au plaisir qu’en passant par le tourment ; mais aimer les hommes, les traiter avec humanité, exercer la complaisance, la douceur, la bienveillance et les autres affections sociales, c’est jouir d’une satisfaction immédiate à l’action, et qui n’est payée d’aucune peine antérieure ; satisfaction originelle et pure, qui n’est prévenue d’aucune amertune. Au contraire, l’animosité, la haine, la malignité, sont des tourments réels dont la suspension, occasionnée par l’accomplissement du désir, est comptée pour un plaisir. Plus ce moment de relâche est doux, plus il suppose de rigueur dans l’état précédent, plus les peines de corps sont aiguës, plus le patient est sensible aux intervalles de repos ; telle est la cessation momentanée des tourments de l’esprit pour le scélérat qui ne peut connaître d’autres plaisirs.

Les meilleurs caractères, les hommes les plus doux ont des moments fâcheux : alors une bagatelle est capable de les irriter. Dans ces orages légers, l’inquiétude et la mauvaise humeur leur ont causé des peines dont ils conviennent tous. Que ne souffrent donc point ces malheureux qui ne connaissent presque pas d’autre état ; ces furies, ces âmes infernales au fond desquelles le fiel, l’animosité, la rage et la cruauté ne cessent de bouillon-