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empire ne s’accroissait jamais qu’aux dépens de notre liberté, et que, par leurs vues étroites et bornées, elles nous exposaient à contracter ces dispositions viles et sordides, si généralement détestées. Rien n’est donc et plus fâcheux en soi, et plus funeste dans les conséquences, que de les écouter, que d’en être l’esclave, et que d’abandonner son tempérament à leur discrétion, et sa conduite à leurs conseils.

D’ailleurs, ce dévouement parfait de la créature à ses intérêts particuliers suppose une certaine finesse dans le commerce, et je ne sais quoi de fourbe et de dissimulé dans la conduite et dans les actions. Et que deviennent alors la candeur et l’intégrité naturelles ? que deviennent la sincérité, la franchise et la droiture ? La confiance et la bonne foi s’anéantissent, les envies, les soupçons et les jalousies vont se multiplier à l’infini : de jour en jour, les desseins particuliers s’étendront, et les vues générales se rétréciront : on rompra insensiblement avec ses semblables ; et dans cet éloignement de la société, où l’on sera jeté par l’intérêt, on n’apercevra qu’avec mépris les liens qui nous y tiennent attachés. C’est alors qu’on travaillera à réduire au silence, et bientôt à extirper ces affections importunes, qui ne cesseront de crier au fond de l’âme et de rappeler au bien général de l’espèce, comme aux vrais intérêts ; c’est-à-dire, qu’on s’appliquera de toute sa force à se rendre parfaitement malheureux.

Or, laissant à part les autres accidents que l’excès des affections privées doit occasionner, si leur but est d’anéantir les affections générales, il est évident qu’elles tendent à nous priver de la source de nos plaisirs, et à nous inspirer les penchants monstrueux et dénaturés qui mettraient le sceau à notre misère, comme on verra dans la section suivante et dernière.


SECTION III.

Il nous reste à examiner ces passions qui ne tendent ni au bien général, ni à l’intérêt particulier, et qui ne sont ni avantageuses à la société ni à la créature. Nous avons marqué leur opposition aux affections sociales et naturelles, en les nommant penchants superflus et dénaturés.

De cette espèce est le plaisir cruel que l’on prend à voir des exécutions, des tourments, des désastres, des calamités,