Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/172

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la vie plus qu’elle ne vaut, c’est être lâche. Ressentir trop vivement une injure, c’est être vindicatif. Aimer le sexe et les autres plaisirs des sens avec excès, c’est être luxurieux. Poursuivre avec avidité les richesses, c’est être avare. S’immoler aveuglément à l’honneur et aux applaudissements, c’est être ambitieux et vain. Languir dans l’aisance et s’abandonner sans réserve au repos, c’est être paresseux. Voilà le point où les passions privées deviennent nuisibles au bien général, et c’est aussi dans ce degré d’intensité qu’elles sont pernicieuses à la créature elle-même, comme on va voir en les parcourant chacune en particulier.

Si quelque affection privée pouvait balancer les penchants généraux sans préjudicier au bonheur particulier de la créature, ce serait sans contredit l’amour de la vie. Qui croirait cependant qu’il n’y en a aucune dont l’excès produise de si grands désordres et soit plus fatal à la félicité ?

Que la vie soit quelquefois un malheur, c’est un fait généralement avoué. Quand une créature en est réduite à désirer sincèrement la mort, c’est la traiter avec rigueur que de lui commander de vivre[1]. Dans ces conjonctures, quoique la religion et la raison retiennent le bras et ne permettent pas de finir ses maux en terminant ses jours, s’il se présente quelque honnête et plausible occasion de périr, on peut l’embrasser sans scrupule. C’est dans ces circonstances que les parents et les amis se réjouissent avec raison de la mort d’une personne qui leur était chère, quoiqu’elle ait eu peut-être la faiblesse de se refuser au danger, et de prolonger son malheur autant qu’il était en elle.

Puisque la nécessité de vivre est quelquefois un malheur ; puisque les infirmités de la vieillesse rendent communément la vie importune ; puisqu’à tout âge, c’est un bien que la créature est sujette à surfaire et à conserver à plus haut prix qu’il ne vaut, il est évident que l’amour de la vie ou l’horreur de la mort peut l’écarter de ses vrais intérêts, et la contraindre par son excès à devenir la plus cruelle ennemie d’elle-même.

  1. Sans compter toutes ces catastrophes désespérantes qui rendent la vie insupportable, l’amour de Dieu produit le même effet : Cupio dissolvi, et esse cum Christo, disait saint Paul. Mais si Judas l’apôtre, après avoir trahi son maître, se fut contenté de désirer la mort, il aurait prononcé sur lui-même le jugement que Jésus-Christ en avait déjà porté. (Diderot.)