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Rien de plus propre à confirmer notre système que la comparaison des êtres parfaits, avec ces créatures originellement imparfaites, estropiées entre les mains de la nature, et défigurées par quelque accident qu’elles ont essuyé dans la matrice qui les a produites. Nous appelons production monstrueuse, le mélange de deux espèces, un composé de deux sexes. Pourquoi donc celui dont la constitution intérieure est défigurée, et dont les affections sont étrangères à sa nature, ne serait-il pas un monstre ? Un animal ordinaire nous paraît monstrueux et dénaturé quand il a perdu son instinct, quand il fuit ses semblables, lorsqu’il néglige ses petits, et pervertit la destination des talents ou des organes qu’il a reçus. De quel œil devons-nous donc regarder, de quel nom appeler un homme qui manque des affections convenables à l’espèce humaine, et qui décèle un génie et un caractère contraires à la nature de l’homme ?

Mais quel malheur n’est-ce pas pour une créature destinée à la société plus particulièrement qu’aucune autre, d’être dénuée de ces penchants qui la porteraient au bien et à l’intérêt général de son espèce ! car il faut convenir qu’il n’y en a point de plus ennemie de la solitude que l’homme dans son état naturel. Il est entraîné malgré qu’il en ait à rechercher la connaissance, la familiarité et l’estime de ses semblables : telle est en lui la force de l’affection sociale, qu’il n’y a ni résolution, ni combat, ni violence, ni précepte qui le retiennent ; il faut, ou céder à l’énergie de cette passion, ou tomber dans un abattement affreux et dans une mélancolie qui peut être mortelle.

L’homme insociable, ou celui qui s’exile volontairement[1] du monde, et qui, rompant tout commerce avec la société, en abjure entièrement les devoirs, doit être sombre, triste, chagrin, et mal constitué.

L’homme séquestré, ou celui qui est séparé des hommes et de la société, par accident ou par force, doit éprouver dans son tempérament de funestes effets de cette séparation. La tristesse

  1. Il n’est point ici question de ces pieux solitaires que l’esprit de pénitence, la crainte des dangers du monde, ou quelque autre motif autorise par les conseils de Jésus-Christ, et par les vues sages de son Église, ont confinés dans les déserts. On considère dans tout le cours de cet ouvrage (comme on l’a déjà dit mille fois, quoiqu’il fût toujours aisé de s’en apercevoir) l’homme dans son état naturel, et non sous la loi de grâce. (Diderot.)