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heur des autres et le désir de leur estime, fournissent au moins neuf dixièmes de tout ce que nous en goûtons dans la vie : de sorte que, de la somme entière de nos joies, il en resterait à peine un dixième qui ne découlât point de l’affection sociale, et qui ne dépendît pas immédiatement de nos inclinations naturelles.

Mais de peur qu’on attende de quelque portion d’inclination naturelle l’entier et plein effet d’une affection sincère, complète et vraiment morale ; de peur qu’on ne s’imagine qu’une dose légère d’affection sociale est capable de procurer tous les avantages de la société, et d’initier profondément à la participation au bonheur des autres, nous observerons que tout penchant tronqué, que toute inclination rétrécie, se bornant sans sujet à quelque partie d’un tout qui doit intéresser, sera sans fondement réel et solide. L’amour de ses semblables, ainsi que tout autre penchant dont le bien privé de la créature n’est pas l’objet immédiat, peut être naturel ou dénaturé : s’il est dénaturé, il ne manquera pas de croiser les vrais intérêts de la société, et conséquemment d’anéantir les plaisirs qu’on en peut attendre ; s’il est naturel, mais concentré, il se changera en une passion singulière, bizarre, capricieuse, et qui n’est d’aucun prix. La créature qu’il anime n’en a ni plus de vertu ni plus de mérite. Ceux pour qui ce vent souffle n’ont aucun gage de sa durée ; il s’est élevé sans raison ; il peut changer ou cesser de même. La vicissitude continuelle de ces penchants que le caprice fait éclore, et qui entraînent l’âme de l’amour à l’indifférence, et de l’indifférence à l’aversion, doit la tenir dans des troubles interminables ; la priver peu à peu du sentiment des plaisirs de l’amitié, et la conduire enfin à une haine parfaite du genre humain. Au contraire, l’affection entière (d’où l’on a fait le nom d’intégrité), comme elle est complète en elle-même, réfléchie dans son objet, et poussée à sa juste étendue, est constante, solide et durable. Dans ce cas, le témoignage que la créature se rend à elle-même, d’une disposition équitable pour les hommes en général, justifie ses inclinations particulières, et ne la rend que plus propre à la participation des plaisirs d’autrui ; mais dans le cas d’une affection mutilée, ce penchant sans ordre, sans fondement raisonnable et sans loi, perd sans cesse à la réflexion, la conscience le désapprouve, et le bonheur s’évanouit.