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On ne disconvient pas que les satisfactions de l’esprit ne soient préférables aux plaisirs du corps. En tout cas, voici comment on pourrait le prouver. Toutes les fois que l’esprit a conçu une haute opinion du mérite d’une action, qu’il est vivement frappé de son héroïsme, et que cet objet a fait toute son impression, il n’y a ni terreurs, ni promesses, ni peines, ni plaisirs du corps capables d’arrêter la créature. On voit des Indiens, des Barbares, des malfaiteurs, et quelquefois les derniers humains, s’exposer pour l’intérêt d’une troupe, par reconnaissance, par animosité, par des principes d’honneur ou de galanterie, à des travaux incroyables, et défier la mort même, tandis que le moindre nuage d’esprit, le plus léger chagrin, un petit contre-temps, empoisonnent et anéantissent les plaisirs du corps, et cela, lorsque placé d’ailleurs dans les circonstances les plus avantageuses, au centre de tout ce qui pouvait exciter et entretenir l’enchantement des sens, on était sur le point de s’y abandonner. C’est en vain qu’on essaierait de les rappeler : tant que l’esprit sera dans la même assiette, les efforts, ou seront inutiles, ou ne produiront qu’impatience et dégoût.

Mais, si les satisfactions de l’esprit sont supérieures aux plaisirs du corps, comme on n’en peut douter, il suit de là que tout ce qui peut occasionner dans un être intelligent une succession constante de plaisirs intellectuels, importe plus à son bonheur que ce que lui offrirait une pareille chaîne de plaisirs corporels.

Or les satisfactions intellectuelles consistent, ou dans l’exercice même des affections sociales, ou découlent de cet exercice en qualité d’effets.

Donc l’économie des affections sociales étant la source des plaisirs intellectuels, ces affections sociales seront seules capables de procurer à la créature un bonheur constant et réel.

Pour développer maintenant comment les affections sociales font par elles-mêmes les plaisirs les plus vifs de la créature (travail superflu pour celui qui a éprouvé la condition de l’esprit sous l’empire de l’amitié, de la reconnaissance, de la bonté, de la commisération, de la générosité et des autres affections sociales), celui qui a quelques sentiments naturels n’ignore point la douceur de ces penchants généreux ; mais la différence que nous trouvons, tous tant que nous sommes, entre la solitude et la compagnie, entre la compagnie d’un indifférent et celle d’un