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susceptible de tant de charmes et de tant de difformités. Toutes les créatures qui nous environnent conservent sans altération l’ordre et la régularité requise dans leurs affections. Jamais d’indolence dans les services qu’elles doivent à leurs petits et à leurs semblables. Lorsque notre voisinage ne les a point dépravées, la prostitution, l’intempérance et les autres excès leur sont généralement inconnus. Ces petites créatures qui vivent comme en république, les abeilles et les fourmis, suivent, dans toute la durée de leur vie, les mêmes lois, s’assujettissent au même gouvernement, et montrent dans leur conduite toujours la même harmonie. Ces affections, qui les encouragent au bien de leur espèce, ne se dépravent, ne s’affaiblissent, ne s’anéantissent jamais en elles. Avec le secours de la religion et sous l’autorité des lois, l’homme vit d’une façon moins conforme à sa nature que ne font ces insectes. Ces lois, dont le but est de l’affermir dans la pratique de la justice, sont souvent pour lui des sujets de révolte ; et cette religion, qui tend à le sanctifier, le rend quelquefois la plus barbare des créatures. On propose des questions, on se chicane sur des mots, on forme des distinctions, on passe aux dénominations odieuses, on proscrit de pures opinions sous des peines sévères : de là naissent les antipathies, les haines et les séditions. On en vient aux mains ; et l’on voit à la fin la moitié de l’espèce se baigner dans le sang de l’autre moitié[1]. J’oserais assurer qu’il est presque impossible de trouver sur la terre une société d’hommes qui se gouvernent par des principes humains[2]. Est-il surprenant, après cela, qu’on ait

  1. Les Arabes, pour décider plus souverainement que dans les écoles si les attributs de Dieu étaient ou réellement ou virtuellement distingués, se sont livré des batailles sanglantes. (D’Herbelot, Bibliothèque orientale.) Celles dont l’Angleterre a été quelquefois déchirée n’avaient guère de fondement plus solide. (Diderot.)
  2. Qui prendra la peine de lire avec soin l’histoire du genre humain, et d’examiner d’un œil indifférent la conduite des peuples de la terre, se convaincra lui-même, qu’excepté les devoirs qui sont absolument nécessaires à la conservation de la société humaine (qui ne sont même que trop souvent violés par des sociétés entières à l’égard des autres sociétés), on ne saurait nommer aucun principe de morale, ni imaginer aucune règle de vertu, qui dans quelque endroit du monde ne soit méprisée, ou contredite par la pratique générale de quelques sociétés entières, qui sont gouvernées par des maximes, et dirigées par des règles tout à fait opposées à celles de quelque autre société. Des nations entières, et même des plus policées, ont cru qu’il leur était aussi permis d’exposer leurs enfants, et de les laisser mourir de faim, que de les mettre au monde. Il y a des contrées à présent, où l’on ensevelit les enfants tout vifs avec leurs mères, s’il arrive qu’elles