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Il n’en est pas de même de celui qui adore un Dieu, mais un Dieu qui ne soit pas vainement honoré du titre de bon, qui le soit en effet ; un Dieu, dont l’histoire offre à chaque page des marques de douceur et de bonté. Un tel homme admet conséquemment des récompenses et des châtiments à venir : il est persuadé, de plus, que les récompenses sont destinées au mérite et à la vertu, et les châtiments au vice et à la méchanceté ; sans que des qualités étrangères à celles-là, ou des circonstances imprévues puissent tromper son attente : autrement, perdant de vue les notions de châtiment et de récompense, il n’admettrait qu’une distribution capricieuse de biens et de maux ; et tout son système sur l’autre monde ne serait, dans celui-ci, d’aucun avanage pour sa vertu. À l’aide de ces hypothèses, il pourrait conserver son intégrité dans les plus critiques circonstances de la vie, eût-il été jeté, par des événements singuliers ou des raisonnements sophistiques, dans l’opinion malheureuse qu’il faut renoncer à son bonheur, pour travailler à son salut.

Toutefois ce préjugé contraire à la vertu me paraît incompatible avec un théisme épuré[1]. Quoi qu’il en soit de l’autre vie, ou des récompenses et des châtiments à venir ; celui qui, comme un bon théiste, admet un Être souverain dans la nature, une

  1. Si dès ce monde la vertu porte avec elle sa récompense, et le vice son châtiment, quel motif d’espérance pour le théiste ! N'aura-t-il pas raison de croire que l’Être suprême, qui exerce dans cette vie une justice distributive entre les bons et les méchants, n’abandonnera pas cette voie consolante dans l’autre ? Ne pourra-t-il pas regarder les biens passagers dont il jouit comme des arrhes du bonheur éternel qui l’attend ? Car si la vertu a des avantages actuels, toutefois il en coûte pour être vertueux ; si l’état de l’honnête homme, ici-bas, n’est pas déplorable, il s’en faut bien que sa félicité soit complète : il lui reste toujours des désirs ; et ces désirs, preuves incontestables de l’insuffisance de sa récompense actuelle, ne conspirent-ils pas avec la révélation qu’il est près d’admettre, pour l’assurer d’une vie à venir. Mais si l’on supposait, au contraire, que l’honnête homme ne peut être que malheureux en ce monde, et que la félicité temporelle est incompatible avec la vertu, l’économie singulière qui régnerait dans l’univers ne le porterait-elle pas à se méfier de l’ordre qui régnera dans l’autre vie ? Décrier la vertu n’est-ce donc pas prêter main-forte à l’athéisme ? Amplifier les désordres apparents de la nature, n’est-ce pas ébranler l’existence d’un Dieu, sans fortifier la croyance d’une vie à venir ? Un fait vrai, c’est que ceux qui ont la meilleure opinion des avantages de la vertu, dans ce monde, ne sont pas les moins fermes dans l’attente de l’autre. Une proposition vraisemblable, c’est qu’il est aussi naturel aux défenseurs de la vertu d’assurer l’immortalité de l’âme qu’ils ont raison de souhaiter, qu’aux partisans du vice de combattre ce sentiment dont ils ont lieu de craindre la vérité. (Diderot.)