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cette importance. Il y a donc à craindre que cette affection servile ne triomphe à la longue, et n’exerce son empire dans toutes les conjonctures de la vie ; qu’une attention habituelle à un intérêt particulier ne diminue d’autant plus l’amour du bien général, que cet intérêt particulier sera grand ; enfin, que le cœur et l’esprit ne viennent à se rétrécir ; défaut, à ce qu’on dit en morale, remarquable dans les zélés de toute religion[1].

Quoi qu’il en soit, il faut convenir que si la vraie piété consiste à aimer Dieu par rapport à lui-même, une attention inquiète à des intérêts privés doit en quelque sorte la dégrader. Aimer Dieu seulement comme la cause de son bonheur particulier, c’est avoir pour lui l’affection du méchant pour le vil instrument de ses plaisirs : d’ailleurs, plus le dévoûment à l’intérêt privé occupe de place, moins il en laisse à l’amour du bien général ou de tout autre objet digne par lui-même de notre admiration et de notre estime ; tel, en un mot, que le Dieu des personnes éclairées.

C’est ainsi qu’un amour excessif de la vie peut nuire à la vertu, affaiblir l’amour du bien public, et ruiner la vraie piété ; car plus cette affection sera grande, moins la créature sera capable de se résigner sincèrement aux ordres de la Divinité : et si, par hasard, l’espoir des récompenses à venir était, à l’exclusion de tout amour, le seul motif de sa résignation, si cette pensée excluait absolument en elle tout sentiment libéral et désintéressé ; ce serait un vrai marché qui n’indiquerait ni vertu ni mérite, et dont voici, à proprement parler, la cédule : « Je résigne à Dieu ma vie et mes plaisirs présents, à condition d’en recevoir en échange une vie et des plaisirs futurs qui valent infiniment mieux. »

Quoique la violence des affections privées puisse préjudicier à la vertu, j’avouerai toutefois qu’il y a des conjonctures dans lesquelles la crainte des châtiments et l’espoir des récompenses lui servent d’appui, toutes mercenaires qu’elles soient.

Les passions violentes, telles que la colère, la haine, la luxure et d’autres, peuvent, comme nous l’avons déjà remarqué, ébranler l’amour le plus vif du bien public, et déraciner les

  1. Voilà ce qui constitue proprement la bigoterie ; car la vraie piété, qualité presque essentielle à l’héroïsme, étend le cœur et l’esprit. (Diderot.)