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et laideur et beauté ; laideur, qui va jusqu’à exciter leur mépris et leur aversion ; beauté, qui les transporte quelquefois d’admiration et les tient en extase. Devant tout homme qui pèse mûrement les choses, ce serait une affectation puérile[1], que de nier qu’il y ait dans les êtres moraux, ainsi que dans les objets corporels, un vrai beau, un beau essentiel, un sublime réel[2].

  1. En effet, n’est-ce pas une puérilité que de nier ce dont on est évidemment soi-même affecté ? Lorsque quelques-uns de nos dogmatistes modernes nous assurent, de la meilleure foi du monde, disent-ils, « que la Divinité n’est qu’un vain fantôme ; que le vice et la vertu sont des préjugés d’éducation ; que l’immortalité de l’âme, que la crainte des peines et l’espérance des récompenses à venir sont chimériques, » ne sont-ils pas actuellement sous le charme ? Le plaisir de paraître sincères n’agit-il pas en eux ? ne sont-ils pas affectés du decorum et dulce ? Car enfin, leur intérêt privé demanderait qu’ils se réservassent toutes ces rares connaissances : plus elles seront divulguées, moins elles leur seront utiles. Si tous les hommes sont une fois persuadés que les lois divines et humaines sont des barrières qu’on a tort de respecter lorsqu’on peut les franchir sans danger, il n’y aura plus de dupes que les sots. Qui peut donc les engager à parler, à écrire et à nous détromper, même au péril de leur vie ? Car ils n’ignorent pas que leur zèle est assez mal récompensé par le gouvernement : il me semble que j’entends M. S. qui dit à un de ces docteurs : « La philosophie que vous avez la bonté de me révéler est tout à fait extraordinaire. Je vous suis obligé de vos lumières : mais quel intérêt prenez-vous à mon instruction ? que vous suis-je ? êtes-vous mon père ? Quand je serais votre fils, me devriez-vous quelque chose en cette qualité ? y aurait-il en vous quelque affection naturelle, quelque soupçon qu’il est doux, qu’il est beau de détromper, à ses risques et fortunes, un indifférent sur des choses qui lui importent ? Si vous n’éprouvez rien de ces sentiments, vous prenez bien de la peine, et vous courez de grands dangers pour un homme qui ne sera qu’un ingrat, s’il suit exactement vos principes : que ne gardez-vous votre secret pour vous ? Vous en perdez tout l’avantage en le communiquant. Abandonnez-moi à mes préjugés ; il n’est bon, ni pour vous ni pour moi, que je sache que la nature m’a fait vautour, et que je peux demeurer en conscience tel que je suis. »
  2. S’il n’y a ni beau, ni grand, ni sublime dans les choses, que deviennent l’amour, la gloire, l’ambition, la valeur ? À quoi bon admirer un poëme ou un tableau, un palais ou un jardin, une belle taille ou un beau visage ? Dans ce système flegmatique, l’héroïsme est une extravagance. On ne fera pas plus de quartier aux muses. Le prince des poëtes ne sera qu’un écrivain suffisamment insipide. Mais cette philosophie meurtrière se dément à chaque moment ; et ce poëte, qui a employé tous les charmes de son art pour décrier ceux de la nature, s’abandonne plus que personne aux transports, aux ravissements et à l’enthousiasme ; et, à en juger par la vivacité de ses descriptions, qui que ce soit ne fut plus sensible que lui aux beautés de l’univers. On pourrait dire que sa poésie fait plus de tort à l’hypothèse des atomes que tous ses raisonnements ne lui donnent de vraisemblance. Écoutons-le chanter un moment :

    Alma Venus, cœli subter labentia signa
    Quæ mare navigerum, quae terras frugiferenteis
    Concelebras. . . . (Lucret. De rerum nat
    . lib. I, v. i.