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CABIRI (Κάβειρει, Κάβιροι, Κάβηροι). —

« Ce qui concerne

« les Cabires, a dit Fréret 1 [1], est un des points les plus im-

« portants et les plus compliqués de la mythologie grec-

« que ; les traditions qui les regardent sont tellement

« confuses et si souvent opposées les unes aux autres que

« l’analyse en paraît à peine possible. Les anciens eux-

« mêmes se contredisaient, faute de s’entendre, et les

« modernes, en accumulant avec plus d’érudition que de

« critique leurs différents témoignages, ont embrouillé la

« matière au lieu de l’éclaircir. » Ce jugement d’un des hommes qui font la gloire de l’érudition française a beau dater de plus d’un siècle, il est encore en grande partie vrai aujourd’hui. Les recherches des savants les plus illustres de ce temps n’ont pas réussi à éclaircir complétement les questions relatives aux Cabires, et il n’est pas de sujet où l’esprit de système ait contribué à répandre plus d’obscurités. Ce qui a surtout embrouillé les choses, c’est la confusion que des hommes d’un grand mérite se sont attachés à maintenir, malgré la grande majorité des témoignages anciens et malgré l’évidence des faits les mieux établis, entre les Cabires pélasgiques et les Cabires phéniciens, divinités absolument distinctes, qui n’ont de commun qu’une ressemblance de noms toute fortuite et entre lesquelles l’assimilation n’a été tentée dans l’antiquité qu’à une époque tardive et d’une manière entièrement artificielle. La distinction entre ces deux sortes de Cabires et la séparation des données qui se rapportent aux uns et aux autres sont la première base de cet article. Notre rôle ici doit consister dans un exposé des faits aussi méthodique que possible, où nous nous efforcerons de suivre les traces de ceux des érudits dont l’esprit de critique et de méthode est parvenu à apporter un peu d’ordre dans ce chaos, c’est-à-dire de Fréret lui-même, de Welcker, d’Ottfried Müller et de Gerhard.

I. Le culte et la conception des Cabires pélasgiques prennent leur source dans la croyance que le feu, sous trois formes, céleste, maritime et terrestre, est le principe des choses. Ils sont des personnifications du principe igné, comme l’indique clairement leur nom même. En effet, comme Welcker 2 [2] l’a établi, ce nom dérive de la racine κάιεν, καίειν, « brûler », Κάϝειροι avec l’insertion du digamma pour Κάειροι, « les Brûlants 3 [3] ». Ge sont les grandes divinités d’une époque primitive, déjà reculée dans la nuit des àges aux temps helléniques. Comme en général les dieux des races éteintes et subjuguées, ils ne conservent leur rang antique que dans les mystères célébrés en leur honneur dans diverses localités [MYSTERIA] ; mais dans le système de la mythologie poétique et dans le culte public, sauf à Samothrace, ils sont réduits à la condition inférieure

CAB

de DAEMONES, de génies acolythes des grandes divinités du polythéisme proprement hellénique. Ils descendent même encore plus bas, ils sont quelquefois ramenés aux proportions héroïques, et, comme les CORYBANTES, les CURISTES, les DACTYLI, les TELCHINES, avec lesquels ils ont plus d’un point de contact 4 [4] ; ils se présentent dans certaines traditions sous des traits qui en font des prêtres des premiers âges 5 [5], comme si le souvenir de corporations sacerdotales primitives s’était confondu avec celui des dieux qu’elles honoraient et dont elles prenaient peut-être le nom 6 [6]. A ce point de vue, l’on doit tenir un compte sérieux de l’observation de Fréret 7 [7] sur la parenté du nom des Cabires avec celui des Cabarni, les prêtres de Dérnéter à Paros 8 [8].

Hérodote 9 [9] caractérise la religion cabirique comme essentiellement propre aux Pélasges ; nous en retrouverons des traces dans toutes les parties de la Grèce où cette population a été établie, en particulier dans la Béotie, qui fut un de ses principaux centres, un de ceux où elle se maintint le plus tard sur le continent hellénique 10 [10]. Mais le domaine principal du culte des Cabires, celui où il conserve jusqu’aux âges helléniques et romains son antique importance, la région qui en demeure alors le foyer, est cette chaîne d’îles qui s’étend de l’Eubée à l’Hellespont, et où précisément toutes les traditions de la Grèce montrent la race pélasgique pure trouvant son dernier refuge, continuant jusqu’à une date assez basse à être distincte des Hellènes. Ce sont des faits décisifs pour établir le caractère tout pélasgique de, cette religion, pour montrer qu’elle est véritablement indigène et qu’elle n’a pas été importée par les Phéniciens, malgré leurs établissements de Thasos.

En même temps nous ne voyons pas le culte des Cabires établi seulement dans ces îles, mais en face, de l’autre côté de la mer, dans la partie nord-ouest de l’Asie Mineure, où habitaient d’autres rameaux de la race pélasgique. Chez les anciens, les uns faisaient passer cette religion d’Asie Mineure à Samothrace 11 [11], les autres de Samothrace en Asie 12 [12]. Ottfried Müller 13[13], conformément à son système tout hellénique, a adopté la seconde opinion ; il prétend même rétablir historiquement le voyage du culte cabirique de la Béotie dans les îles septentrionales par l’intermédiaire de l’Attique et des îles dans l’Asie Mineure. C’est l’inverse qui est vraisemblable dans l’état actuel de la science ; pour les choses communes à la Grèce et à l’Asie, c’est toujours cette dernière que nous devons tenir comme le berceau, comme le point de départ. Ceci donné, la logique et la régularité de la méthode doivent nous conduire à parler d’abord du peu que l’on sait des Cabires de l’Asie Mineure.

  1. CABIRI. 1 Mém. de l’Acad. des Inscr. Ire sér. t. XXIII, p. 43.
  2. — 2 Aeschyl. Trilog. p. 161 et s. 211.
  3. — 3 Il semblerait ressortir d’un texte de grammairien (Bekker, Anecd. graec. t. I, p. 115) qu’Eschyle, en parlant de ces personnages, les appelait Κάειροζ sans digamma, et que ce n’aurait été que plus tard, par suite de l’usage qui avait prévalu, que l’on aurait substitué à cette leçon celle de Κάβειροι pour le titre de la tragédie qu’il leur avait consacrée. L’existence de la forme Κάειροι et sa ressemblance avec l’ethnique employé quelquefois pour désigner les Cariens dans les poésies homériques (Iliad. Δ, 142), peut seule expliquer l’étrange introduction des Cariens dans les souvenirs légendaires de l’île Cabirique d’Imbros Steph. Byz. s. v.).
  4. — 4 Les Cabires assimilés aux Dactyles, Schol. ad Apollon. Rhod. I, 1131 ; aux Corybantes, Clem. Ales. Protrept. p. 16.
  5. — 5 Tels sont les récits de Stésimbrole de Thasos sur les Cabires, ministres des dieux, venant de Phrygie en Sa-mothrace, et de Phérécyde sur les neuf Corybantes, les mêmes que les Cabires, établissant dans cette même ile les orgies mystiques : ap. Strab. X, p. 472. Un fragment de Pindare (ap. Orig. s. Hippolyt. Philosophumen. V, 7 ; cf. Schneidewin, Philologus, t. I, p. 421 et s.) représente Cabiros comme étant dans les traditions des Lemniens le premier homme, instituteur de leurs mystères. Voy. aussi ce que raconte Pausanias (IX, 25, 6 et 7) de la famille des Cabires ou Cabiréens en Béotie.
  6. — 6 Voy. Maury, Religions de la Grèce, t. I, p. 198-207.
  7. — 7 Mém. de l’Acad. des Inscr. 1re sér. t. XXVII, p. 10.
  8. — 8 Steph. Byz. v; Πάροζ ; Hesych. v. Κάβαρνοι.
  9. — 9 II, 51 ; cf. Dionys. Halicarn. Ant. rom. I, 23.
  10. — 10 Ottfr. Müller, Proleg. z. ein. wissensch. Mythol. p. 146.
  11. — 11 Stesimbrot. et Demetr. Sceps. ap. Strab. X, p. 472 ; Athenic. ap. Schol. Apollon. Rhod. I, 917.
  12. — 12 Dion. Halic. Ant. rom. I, 61 et 68 ; Plut. Camill. 20.
  13. — 13 Orchomenos, 2e éd., p. 450 et s.