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latin ait pu se maintenir si longtemps. Il est juste de faire observer qu’un des arguments invoqués en faveur de cet usage ne manquait pas d’une certaine valeur : en latin, disait-on, toutes les lettres se prononcent, et pour bien lire cette langue il suffit à l’enfant d’appliquer les règles qu’il vient d’apprendre ; il est avantageux pour lui de ne pas être plongé de prime abord, au sortir du syllabaire, dans le chaos : de la lecture française, où tant de choses sont arbitraires, et de n’y arriver qu’après avoir essayé ses premiers pas sur les mots d’une langue où la prononciation est conforme à l’écriture.

Port-Royal. — On sait que les grammairiens de Port-Royal* proposèrent une réforme dans l’ancienne méthode d’épellation. « En prononçant séparément les consonnes et en les faisant appeler aux enfants, dit l’un d’eux, Guyot|, on y joint toujours une voyelle, savoir e, qui n’est ni de la syllabe, ni du mot : ce qui fait que le son des lettres appelées est tout différent des lettres assemblées. Par exemple, on fait épeler aux enfants ce mot bon, lequel est composé de trois lettres, b, o, n, qu’on lui fait prononcer l’une après l’autre. Or, b prononcé seul fait  ; o prononcé seul fait encore o, car c’est une voyelle ; mais n prononcée seule fait enne. Comment donc cet enfant comprendra-t-il que tous ces sons qu’on lui à fait prononcer séparément, en appelant ces trois lettres l’une après l’autre, ne fassent que cet unique son bon ? On lui a fait prononcer quatre sons, dont il a les oreilles pleines, et on lui dit ensuite : assemblez ces quatre sons et faites-en un, savoir bon. » Port-Royal proposait, pour remédier à cet inconvénient, « qu’on ne nommât les consonnes que par leur son naturel, en y ajoutant seulement l’e muet, qui est nécessaire pour les prononcer. » (Grammaire générale de Port-Royal, chap. vi.) L’idée première de ce procédé semble avoir appartenu à Pascal ; et nous savons par une lettre de sa sœur Jacqueline qu’elle employait ce mode d’épellation avec ses petites élèves. — V, Pascal (Blaise) et Pascal (Jacqueline).

J.-B. de la Salle. — J.-B. de La Salle fut un réformateur remarquable pour son temps ; et parmi les services qu’il a rendus à l’enseignement primaire, on lui doit la substitution de la lecture du français à celle du latin. Mais, sauf sur ce point capital, sa méthode de lecture ne s’écarte pas sensiblement de celle qui était en usage avant lui. Il n’a pas adopté le procédé d’épellation de Port-Royal, soit qu’il ne ait pas connu, soit que l’origine janséniste de cette nouveauté la lui ait rendue suspecte. Dans sa Conduite des écoles chrétiennes, il expose de la façon suivante la manière dont la lecture doit être enseignée :

Au lieu de placer entre les mains des élèves un abécédaire, on doit leur apprendre les lettres et les syllabes au moyen de deux tableaux, ce qui facilite l’enseignement simultané : « Il y aura deux grandes tables attachées à la muraille, à la hauteur de six à sept pieds à prendre depuis le haut des tables jusqu’à terre. L’une des tables sera remplie de simples lettres petites et grandes, diphthongues et lettres liées ; et l’autre, des syllabes à deux et trois lettres. » Pour que la division des écoliers apprenant l’alphabet ne reste pas inoccupée pendant que la maître fait la leçon à la division qui apprend les syllabes, et réciproquement, la Conduite donne la prescription suivante : « Ceux qui lisent à l’alphabet suivront et regarderont avec ceux qui ont les syllabes pour leçon, pendant tout le temps qu’on y lira, et ceux qui lisent aux syllabes regarderont aussi à l’alphabet et y suivront pendant tout le temps de cette leçon. Pendant toutes les leçons de l’alphabet et des syllabes, le maître marquera toujours lui-même avec la baguette les lettres et les syllabes qu’il voudra faire dire. » Le nom des lettres est conforme à l’appellation traditionnelle : « M, n, se doivent prononcer comme éme, êne ; x comme icce, z se doit prononcer comme zêde, etc. Quand les élèves se sont familiarisés avec toutes les syllabes du second tableau, on leur donne un syllabaire, c’est-à-dire « un livre rempli de toutes sortes de syllabes françaises à 2, 4, 4, 5, 6, 7 lettres, et de quelques mots pour faciliter la prononciation des syllabes. » Voici la manière de donner le leçon à la division qui étudie le syllabaire : « Les commençants ne doivent pas y lire moins que deux lignes et les autres moins que trois, selon le nombre des écoliers et le temps que le maître aura pour les faire lire ; d’abord que quelque écolier sera mis à cette leçon, afin qu’il puisse s’accoutumer à lire dans son livre pendant que autres lisent, le maître aura soin de lui donner durant quelques jours, selon qu’il en sera besoin, un compagnon qui lui en apprenne la manière, en suivant et le faisant suivre avec lui dans le même livre, tenant tous deux ce livre, l’un d’un côté et l’autre de l’autre ; dans le syllabaire, les écoliers ne feront qu’épeler les syllabes, et ne liront point ; il sera nécessaire de leur faire bien connaître d’abord es difficultés qui se rencontrent dans la prononciation des syllabes, et qui ne sont pas petites dans le français ; il faudra pour cela que chaque maître sache parfaitement le petit traité de la prononciation. » Pour les élèves plus avancés, il y a des livrés de lecture, au nombre de trois : « Le premier livre dont on se servira dans les écoles chrétiennes sera un discours suivi ; ceux qui y liront n’y feront qu’épeler, et on leur donnera toujours une page pour leçon. Ils y épelleront environ chacun trois lignes au moins, selon le temps que le maître aura et le nombre des écoliers… Le second livre sera un livre d’instruction chrétienne. Les écoliers ne l’auront point pour leçon, qu’ils ne sachent parfaitement épeler sans hésiter. Il y aura de deux sortes de lisants dans ce livre, les uns épelleront et liront par syllabes, et ceux qui n’épélleront pas liront seulement par syllabes. Tous n’auront qu’une même leçon, et pendant qu’on épellera ou lira, tous les autres suivront, tant Ceux qui épelleront et liront que ceux qui ne font que lire… Tous les lisants dans ce livre ne liront que par syllabes, c’est-à-dire avec pause égale entre chaâque syllabe, sans avoir égard aux mots qu’elles composent. Les épelants épelleront environ trois lignes, et liront ensuite autant qu’ils auront épelé, et ceux qui ne font que dire liront environ cinq ôu six lignes, selon le nombre des écoliers. Le troisième livre sera celui dont les frères directeurs conviendront avec le frère supérieur de l’Institut dans chaque liou. Tous ceux qui liront dans ce livre le feront par périodeset de suite, n’arrêtant qu’aux points et aux virgules ; on ne mettra dans cette leçon que ceux qui sauront parfaitement lire par syllabes sans y manquer. On donnera chaque fois deux ou trois pages pour leçon, depuis un sens arrêté jusqu’à un autre sens, un chapitre, un article, ou une section. Les commençants y liront environ huit lignes, et les plus avancés douze ou quinze, selon le temps que le maître aura et le nombre des écoliers. »

La lecture du latin ne fut pas exclue des écoles chrétiennes ; mais J.-B. de La Salle la subordonna à la lecture du français, comme un simple accessoire. Il a expliqué les motifs de cette innovation dans uns lettre à l’évêque Godet des Marais, citée par le chanoine Blain : « L’expérience m’a prouvé, écrivait-il, que les enfants qui savent bien lire dans leur langue maternelle apprennent aisément à lire des textes où, comme dans le latin, toutes les lettres doivent être prononcées : il n’en est pas de même pour ceux qui n’ont eu d’abord,