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ix
préface

paraît avec l’objet qu’il désignait, et ce sont les faits eux-mêmes qui éliminent de notre vocabulaire une grande quantité de mots sans emploi.

Dans le travail d’élimination qui s’est fait depuis le xvie siècle, l’action de la synonymie a été très puissante. Quand deux mots ont absolument la même valeur, il est à peu près inévitable que l’un soit préféré à l’autre et parfois finisse par l’évincer. Jumeau et besson avaient tous deux plusieurs siècles d’existence : jumeau triomphe, et besson se réfugie dans les dialectes. — Curial, homme de cour, mot savant, d’ailleurs, est vaincu par l’italien courtisan, qui, au xvie siècle, vient prendre sa place. — Créditeur est évincé par créancier, meseau par lépreux, geline par poule. — Jau est déjà dialectal au xvie siècle et le mot habituel est coq. — Devanteau cède à tablier, à une époque plus récente, et lui aussi devient dialectal. — Carole et caroler, bal et baller, danse et danser sont en concurrence au xvie siècle : carole, caroler, baller disparaissent, et bal se réduit à un sens particulier. — Guerdon est chassé par loyer, qui lui-même réduira sa signification quand l’évolution sémantique de récompense aura abouti au sens actuel. — Parmi les nombreux mots qui expriment l’idée de combat, de lutte, de querelle, nous avons pu perdre estour, estrif, riotte, tenon, sans qu’il en résultât pour notre langue un sensible appauvrissement. — Nous avons laissé tomber plusieurs mots exprimant l’idée de tromperie, comme barat, baye, biffe. Il nous en reste encore assez. — Henri Estienne énumère les mots qui signifient avare. Aujourd’hui plusieurs nous manquent, comme eschars, pleure-pain ; d’autres ont changé de sens, comme taquin, vilain, et aussi mécanique, qu’il ne mentionne pas, et pourtant, nous sommes encore très suffisamment pourvus. En général, pour les mots qui viennent à se trouver en concurrence, la synonymie ne date pas de très loin. Souvent même elle n’existe pas encore au xvie siècle. C’est plus tard qu’éclate la rivalité qui doit être funeste à beaucoup de nos vieux mots.

Le désir de conserver toutes les richesses de notre langue ne s’exprimait pas seulement par l’amour de nos vieux vocables. Il se manifestait aussi par une large hospitalité offerte aux mots dialectaux, qui d’ailleurs ne sont souvent autre chose que des mots vieillis, oubliés de la langue commune, et conservés seulement, dans quelques régions. Ronsard, Étienne Pasquier, Henri Estienne, Vauquelin de la Fresnaye[1] conseillent de ne pas négliger ces précieuses ressources. Certainement, ils avaient raison, en principe, de

  1. Depuis l’achevement de mon Livre, Lecteur, j’ai entendu que nos consciencieux poëtes ont trouvé mauvais de quoi je parle (comme ils disent) mon Vandomois, écrivant ores charlit, ores nuaus, ores ullent, et plusieurs autres mots que je confesse veritablement sentir mon terroir. Tant s’en faut que je refuze les vocables Picards, Angevins, Tourangeaus, Mansseaus, lors qu’ils expriment un mot qui defaut en nostre François, que si j’avoi parlé le naïf dialecte de Vandomois, je ne m’estimeroi bani pour cela d’eloquence des Muses, imitateur de tous les poëtes Grecs qui ont ordinerement écrit en leurs livres le propre langage de leurs nations, » Ronsard, Odes, texte de 1550, Suravertissement au Lecteur.
    « Tu sçauras dextrement choisir et approprier à ton œuvre les vocables plus significatifs des dialectes de nostre France, quand ceux de ta nation ne seront assez propres ni signifians, et ne se faut soucier s’ils sont Gascons, Poitevins, Normans, Manceaux, Lionnois ou d’autre pays, pourvu que ils soyent bons, et que proprement ils expriment ce que tu veux dire, sans affecter par trop le parler de la court, lequel est quelques fois tres-mauvais. » id., Art poetique.
    « Je suis d’advis que cette pureté [de la langue] n’est restraince en un certain lieu ou païs, ains esparse par toute la France. Non que je vueille dire qu’au langage Picard, Normand, Gascon, Provençal, Poitevin, Angevin, ou tels autres, sejourne la pureté dont, nous discourons. Mais tout, ainsi que l’Abeille volette sur unes et autres fleurs, dont elle forme son miel, ainsi veux-je que ceux qui auront quelque asseurance de leur esprit, se donnent loy de fureter par toutes les autres langues de nostre France, et rapportent à nostre vulgaire tout ce qu’ils trouveront digne d’y estre approprié. » E. Pasquier, Lettre, II, 12.
    « Ainsi que les pactes Grecs s’aidoyent au besoin de mots peculiers à certains pays de la Grece, ainsi nos poetes François peuvent faire leur proufit de plusieurs vocables qui toutesfois ne sont en usage