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LUC (ÉVANGILE DE SAINT)


D’autre part, il veut faire une composilion littéraire ; il écrit donc avec art, évite les incohérences du récit, enchaîne les faits et met de l’ordre dans sa narration. La prétendue loi d’économie, d’après laquelle il se serait imposé de ne pas répéter ce qui avait été écrit par ses prédécesseurs, ne se vérifie pas partout, puisqu’il y a entre eux tant de points communs, et elle ne suffit pas à expliquer les omissions de miracles importants et de paroles de Jésus. À son défaut, on est réduit à dire que saint Luc s’est servi librement de saint Marc et lui a emprunté seulement ce qui convenait à son but et rentrait dans son genre littéraire.

L’usage de saint Matthieu par saint Luc crée de plus grandes difficultés. Quelques-uns, considérant les récits de l’enfance, le nient catégoriquement. Ils estiment que si saint Luc avait connu le premier Évangile, il se serait préoccupé d’élablir l’accord entre ses récits et ceux de saint Matthieu. D’autres, examinant les parties communes aux Synoptiques, remarquent des faits parallèles, étrangers à Marc, et une dizaine de coïncidences verbales. Par suite, les deux écrits leur paraissent dépendre l’un de l’autre. Jûlicher admet la dépendance par les Logia, recueil de discours de Jésus, antérieur au premier Évangile. Voir t. ii, col. 2097. Cf. Simons, Bat der dritte Evangelist den kanonisehen Matthâus benûtzt ? Bonn, 1880. Mais l’hypothèse des Logia ne résout pas toutes les difficultés et soulève de graves objections. 1) faut donc envisager le rapport de Luc avec Matthieu. Or la dépendance immédiate de Luc à l’égard de Matthieu, tout en étant possible, demeure douteuse, et la dépendance indirecte elle-même n’est que probable, non pas par l’intermédiaire des Logia, ouvrage évangélique contenant les discours de Notre-Seigneur avec le récit de la passion, mais par le moyen de catéchèses, d’abord orales, fixées par écrit et exploitées par saint Matthieu et saint Lus, Voir Lagrange, Les sources du troisième Evangile, dans la Revue biblique, 1896, t. v, p. 5-38 ; Calmes, Comment se sont formés les Évangiles, Paris, 1899, p. 35-43.

Quelques critiques allemands ont prétendu que l’auteur du troisième Évangile s’était servi des écrits de l’historien juif Josèphe. Il lui aurait emprunté certains faits historiques et plusieurs termes particuliers. Krenkel, Josephus und Lukas, Leipzig, 1894. Ils ont rapproché ce que l’évangéliste dit de saint Jean-Baptiste, m, 1-20, de ce qu’en rapporte Josèphe, Antiq. jud, , XVIII, v, 2. Mais les deux récits différent en deux points capitaux : sur les effets du baptême de Jean et sur les causes de sa mort. Voir t. iii, col. 1158. Le dénombrement de Cyrinus, t. ii, col. 1186. Luc, H, 2, aurait été connu de l’écrivain évangélique par ce qu’en dit l’historien juif. Antiq. jud., XVII, xiii, 15 ; XVIII, i, 1 ; xii, 1. Mais on admet généralement que les deux recensements sont différents. Voir t. H, col. 1188. La parabole des mines, Luc, XIX, 11-27, contiendrait, dit-on, une allusion au voyage d’Archélaûs à Rome, dont parle Josèphe, Antiq. jud., XVII, lx, 1 ; XVIII, iv, 3. Voir t. i, col. 927. Mais Notre-Seigneur devait connaître un fait qui était de notoriété publique et pouvait y faire allusion, sans que son historien ait dû recourir à l’ouvrage de Josèphe. D’ailleurs, le dernier trait de la parabole, Luc, xix, 27, ne correspond à aucun détail rapporté par l’historien juif. Quant aux termes communs à saint Luc et à Josèphe, ils s’expliquent suffisamment par l’emploi de la même langue de la part de deux écrivains presque contemporains. D’ailleurs, le plus souvent, ils sont usités dans des applications toutes différentes. Les noms de lieux étaient ceux qui avaient cours alors dans le public. La dépendance de saint Luc à l’égard de Josèphe ne repose donc sur aucune preuve suffisante.

IX. Style. — De tous les livres du Nouveau Testament, sauf peut-être l’Épltre aux Hébreux, l’Évangile de saint Luc possède seul un réel mérite littéraire, et il est écrit

dans un grec plus correct et plus soigné que les trois autres Évangiles. Son style présente, d’ailleurs, une grande analogie avec celui du livre des Actes : ce qui n’a rien de surprenant, étant donnée l’identité d’auteur. Voir t. r, col. 154. Toutefois, la langue des deux ouvrages de saint Luc est formée de deux éléments bien distincts. 1° On y trouve, pour le lexique et la syntaxe, un assez grand nombre de vestiges du grec littéraire. Voir t. iii, col. 321-322. Saint Luc a un vocabulaire exclusivement personnel. Or une très grande partie de ses expressions propres n’a de parallèle que chez les écrivains de la littérature grecque classique. Sa langue se distingue aussi par une correction soignée et des tournures littéraires qui dénotent un écrivain d’origine grecque. 2° Mais, d’autre part, on y remarque des constructions embarrassées, des hébraïsmes ou aramaïsmes assez nombreux et un style sémitisant. On a signalé comme une particularité surprenante l’emploi par saint Luc du nom hébreu de Jérusalem. Tandis que Matthieu et Marc ne connaissent que la forme grecque’Iepo<r<SXu|ia (sauf Matth., xxiii, 37), Luc, sur trente passages dans lesquels il nomme la capitale juive, la désigne vingt-six fois par la forme hébraïque’lepoudaXViii, et quatre fois seulement, ii, 22 ; xiii, 22 ; xix, 28 ; xxiii, 7, par la dénomination grecque. Comment expliquer ce contraste, sinon en disant que dans les passages écrits dans la langue littéraire, comme dans le prologue par exemple, il nous faut reconnaître le style propre de saint Luc, tandis que dans les parties où se remarquent les expressions ou les tournures hébraïques ou araméennes, l’auteur utilisait des sources, à savoir ces premiers essais de littérature évangélique, composés en araméen ou en grec aramaïsant, dont il parle dans le prologue et dont nous avons admis plus haut l’existence. Le style de saint Luc est donc disparate. Néanmoins, on ne peut lui dénier l’unité dans le troisième Évangile aussi bien que dans les Actes. Son vocabulaire propre et ses formes syntactiques préférées se retrouvent dans toutes les parties de ses écrits. Cette unité de style résulte assurément de la liberté avec laquelle saint Luc reproduisait le contenu des sources qu’il consultait. Il ne les copiait pas servilement, mais les ordonnait dans la trame de, son propre récit et les adaptait à son plan et à son but, en leur imprimant le cachet de sa manière d’écrire. Cette façon de composer explique le caractère littéraire de sa rédaction. Il n’a pas le pittoresque et le dramatique de saint Marc ; mais s’il est rarement pathétique, s’il ne recherche pas l’émotion et la vie, il est toujours exact et précis comme un historien et il est parfois élégant et délicat. Aussi Renan, Les Évangiles, Paris, 1877, p. 283, a-t-il dit du troisième Évangile : « C’est le plus beau livre qu’il y ait. » Cf. Vogel, Zur Characteristik des Lucas nach Sprache und Stil, 1897.

X. Texte. — On savait depuis longtemps que le texte grec des ouvrages de saint Luc, surtout des Actes des Apôtres, nous était parvenu en deux états différents, représentés par deux séries de documents critiques : 1° le texte considéré comme étant le plus rapproché de l’original et reproduit dans les manuscrits onciaux s, A, B, C, les deux plus anciennes versions syriaques, la Vulgate (au moins dans son ensemble) et spécialemant parmi les Pères grecs Clémant d’Alexandrie, Origène et saint Chrysostome ; 2° le texte dit occidental, qu’on retrouvait dans le Codex Bezæ D, dans les versions phyloxénienne et sahidique, dans quelques anciens manuscrits latins et dans saint Irénée, saint Cyprien et saint Augustin, et qui reflétait l’état du texte aux IIe et ni’siècles. Or de ce double état dutexte, F. Blass a conclu à une double rédaction des ouvrages de saint Luc. Pour les Actes, l’auteur aurait rédigé à Rome comme un premier jet, qu’il aurait ensuite revisé avec soin etretouché. pour le fond et la forme, avant de l’envoyer à Antioche à Théophile. Le premier jet, ou la rédaction j), est de-