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JEPHTÉ


au dire des modernes critiques, un monothéiste aurait dû faire entendre.

Le roi des Ammonites refusa de se rendre aux raisons de Jephté ; il fallut donc recourir aux armes. Alors « l’esprit du Seigneur fut sur Jephté », c’est-à-dire que Dieu le remplit de la sagesse, du courage et de tous les dons nécessaires à l’accomplissement de sa mission. Cf. Jud., vi, 34 ; xiii, 25 ; xiv, 6, etc. Dieu ratifiait ainsi le choix du peuple. Jephté se mit aussitôt à parcourir le pays de Galaad et de Manassé oriental pour lever des troupes ; il fit également appel au moins à une partie des tribus cisjordaniennes. Jud., xii, 2. Lorsqu’il eut réuni son armée à Maspha, il marcha contre les Ammonites. Le nouveau chef ne se faisait pas illusion sur les dangers de la lutte qu’il allait engager. Jud., x, 18. Aussi comprit-il la nécessité du secours d’en haut, et il l’invoqua, s’engageant par vœu, s’il battait l’ennemi, à immoler en holocauste au Seigneur, à son retour, la première personne qui sortirait de sa maison pour aller au-devant de lui. On lit dans l’hébreu « sera pour le Seigneur et je l’offrirai en holocauste ». Jud., xi, 28-31.

Quelque jugement que l’on porte sur ce vœu, il n’en est pas moins une preuve de ce profond esprit religieux dont Jephté venait de donner, en peu de temps, plusieurs preuves sensibles, soit en attribuant d’avance au Seigneur la victoire espérée, Jud., xi, 9, et en voulant confirmer en sa présence son pacte avec les Galaadites, %. 11, soit lorsque, négociant ensuite avec les Ammonites, il proclama Jahvé lui-même vainqueur des Amorrhéens et le véritable maître du territoire conquis sur eux et qu’il remit finalement entre ses mains le succès de la guerre.

Dieu répondit à sa confiance « en lui livrant les enfants dvmmon ». L’heureux général acheva leur défaite en les poursuivant au loin ; il fit sentir le poids de ses armes à vingt villes disséminées dans la région qui s’étend depuis Aroer jusqu’à Mennith et à Abel Keramim. Jud., xi, 32-33. Voir Abèl-Keramim, t. i, col. 32, et Mennith.

La joie du triomphe fit bientôt place à une douleur amère dans l’âme du nouveau juge d’Israël. La première personne qui vint à sa rencontre pour le féliciter à son retour, fut sa fille, son unique enfant. Elle s’avançait dansant et chantant avec ses compagnes au son des instruments. Jephté, « à cette vue, déchira ses vêtements et s’écria : Malheur à moi, ma fille, tu m’as trompé et tu t’es trompée ! » Il lui fit alors connaître son vœu et la terrible obligation qu’il lui imposait. La jeune fille approuva sans hésiter la promesse de son père et s’offrit généreusement comme victime en reconnaissance du bienfait que Dieu venait d’accorder à son peuple. Elle demanda seulement qu’il lui fût permis d’aller, en compagnie de ses amies, sur les montagnes pour y pleurer pendant deux mois sa virginité ; car c’était chez les Hébreux une sorte de malheur et comme un opprobre de ne point laisser de postérité. Cf. Luc, i, 25. Les deux mois écoulés, la jeune fille revint vers son père et Jephté « lui fit comme il avait promis et elle ne connaissait point d’homme ». Depuis lors ce fut la coutume que les filles d’Israël se réunissent tous les ans pour pleurer durant quatre jours la fille de Jephté. Jud., xi, 34-40. Il est assez difficile de déterminer le véritable sens et la portée de ces dernières paroles ; les exégètes donnent des interprétations assez différentes dont l’explication est d’ailleurs d’un intérêt secondaire.

Une question bien plus importante et qui a de tout temps exercé la sagacité des commentateurs, c’est de savoir si Jephté immola réellement sa fille en lui donnant la mort. On l’a cru universellement chez les Juifs, et l’ancienne exégèse chrétienne était unanime dans ce sentiment. Cette opinion, qui est encore la plus commune, est combattue par un certain nombre d’écrivains modernes. On peut voir cette question traitée avec étendue dans S. Augustin, Qusest.XLix in Jud., t. xxiv, col. 810-812 ;

Calmet, DissertationsurlevœudeJephté, <laxisson Comment, littéral sur les Juges, m-¥, Paris, 1711, p. xxivxxx ; Hummelauer, Comment, in Jud., Paris, 1888, p. 209-227, 228-235 ; Vigouroux, La Bible et les découvertes modernes, 6e édit., t. iii, p. 169-171, et Manuel biblique, 11e édit., t. ii, n°* 456-458, p. 67-73. Toute la controverse se ramène naturellement à deux points : En quoi consistait la promesse de Jephté ? Comment l’at-il accomplie ? La solution du dernier dépend de celle du premier, car l’Écriture dit expressément que le vainqueur des Ammonites « fit à sa fille selon ce qu’il avait promis par vœu ». Jud., xi, 39. Plusieurs interprètes, surtout parmi les modernes, à qui il répugne de regarder Jephté comme coupable d’un acte cruel, barbare et, en outre, formellement opposé à la loi de Moïse, se sont efforcés de prouver qu’il n’avait pas promis à Dieu un sacrifice humain et que par conséquent il avait seulement, en réalité, consacré sa fille à Dieu en la vouant à un célibat perpétuel. Ils fondent leur opinion sur ce qui est dit, Jud., xi, 37-40, des lamentations de cette jeune fille pleurant sa virginité. Mais cette interprétation a contre elle les idées des Israélites, chez lesquels la virginité était loin d’être regardée comme une chose agréable à Dieu et ne pouvait en conséquence faire la matière d’un vœu ; la privation de postérité était tenue au contraire pour une sorte de flétrissure et d’humiliation, comme nous l’avons déjà rappelé ; et c’est une chose remarquable que la consécration à Dieu n’excluait pas le mariage, comme on le voit par l’exemple de Samson, de Samuel et des nazaréens en général. Il est donc contre toute vraisemblance que Jephté ait fait ou même ait conçu l’idée de faire à Dieu une telle offrande.

L’argument que l’on tire de ce que l’Écriture ne blâme nulle part Jephté et qu’elle le loue même, Heb., xi, 32-33 ; I Reg., xii, 11, ne fournit aucun appui solide à cette opinion ; car c’est l’usage presque constant de l’Écriture de rapporter les faits sans les apprécier, et quant à l’éloge de saint Paul, il ne regarde nullement la conduite personnelle de Jephté, mais sa foi et ses exploits ; cet éloge lui est du reste commun avec d’autres personnages dont la vie est loin d’être exempte de fautes graves.

On fait valoir encore une autre raison aussi peu concluante que la précédente. La loi mosaïque, dit-on, interdisait les sacrifices humains, Jephté ne pouvait donc songer à offrir à Dieu l’immolation d’une personne, comme si Jephté avait été rendu impeccable par le choix que Dieu avait fait de lui pour sauver son peuple. D’ailleurs ce que faisaient les Chananéens et les peuples voisins, ce que se permettaient parfois les Hébreux eux-mêmes, Ps. cv, 37, enlève en partie à cette cruelle exécution le caractère horrible et répugnant que nos mœurs y attachent. Un roi de Moab nous fait voir jusqu’où pouvait aller l’exaltation du patriotisme dans un cas qui, au point de vue religieux, n’est pas sans quelque analogie avec celui de Jephté. IV Reg., iii, 27.

Ce n’est pas, d’ailleurs, selon des vues théoriques et avec le sentiment qu’il faut juger un récit historique, mais par le texte même qui nous l’a conservé, sauf à bien expliquer ce texte. La question est donc de savoir ce que l’auteur des Juges a voulu dire, et non ce que Jephté pouvait ou ne pouvait pas faire licitement d’après la loi naturelle ou d’après la loi de Moïse. Le libérateur d’Israël a-t-il promis ou non un holocauste véritable, c’est-à-dire l’immolation réelle d’une personne vivante ? Or, pour soutenir la négative, les uns, suivant littéralement l’hébreu, traduisent Jud., xi, 31, par : « [Que ce qui viendra au-devant de moi] soit à Jéhovah (c’est-à-dire consacré à lui, si c’est une personne), ou (au lieu de et) je l’offrirai en holocauste (si c’est un animal). » Mais on ne peut pas, dans le cas présent, donner à la particule ve un sens disjonctif (voir les auteurs cités ci-dessus), et, d’un autre côté, le contexte prouve que c’est seulement d’une personne qu’il peut être question ici. Aller au-devant