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JÉHOVAH (THÉODICÉE)


exception aucune en dehors des Juifs, on honore les dieux des vainqueurs à cause de leur puissance, les dieux des vaincus pour les apaiser, les dieux des alliés parce qu’ils sont amis ; nulle part on n’a l’idée d’un dieu qui se réserve à lui seul tout le culte, toutes les adorations, qui ne peut pas souffrir de rival. Jéhovah, lui, fut toujours le Dieu jaloux (qannâ’ou qannô"). Exod., xx, 5 ; xxxiv, 14 ; Deut., iv, 24 ; v, 9 ; vi, 15 ; Jos., xxiv, 19 ; Nah., i, 2. Or la jalousie est le sentiment légitime du mari qui veut régner seul dans le cœur de son épouse et à qui la présence d’un rival est la plus sensible offense. Le décalogue, dont tout le monde s’accorde à reconnaître la haute antiquité, met en tête ce précepte : « Tu n’adoreras pas d’autre dieu que moi ; car Jéhovah, jaloux est son nom ; il est le Dieu jaloux. » Exod., xxxiv, 14 ; Vulg. : Dominus, zelotes nometi ejus, Deus est semulator ; Septante : ÇyiXwtiS ; et £ï|Wniç.Voir Jalodsie l, col. 1112. Une pareille prescription, sans précédent et sans exemple, suppose non seulement l’hénothéisme, mais le monothéisme le plus rigoureux. — 6) Le Dieu des prophètes est le même que le Dieu des siècles antérieurs.

— Personne ne nie que les prophètes ne soient monothéistes. Or, bien que les prophètes aient une idée très distincte du progrès de la révélation, ils ne donnent jamais leur conception de Dieu comme nouvelle ; ils la supposent, au contraire, reçue de tous leurs auditeurs ; ils ne prétendent pas innover en fait de doctrine ; ils affirment que leur mission est de ramener le peuple au point de départ, à l’alliance conclue avec Jéhovah lors de la sortie d’Egypte et depuis malheureusement oubliée ou violée. Dans l’hypothèse rationaliste, la prédication des prophètes est incompréhensible. — Cet argument est bien développé par deux auteurs protestants d’une critique indépendante, Konig, Uie Hauptprobleme der altisr. Religionsgeschichte, 1884, p. 15-22 ; 1 fiobertson, Early Religion of Israël, ^’édit., 1896, p. 51-73.

iv. spiritualité de dibu. — Jéhovah est immatériel et ne peut être représenté par des images. — Il était rigoureusement interdit aux Juifs de l’adorer sous une forme sensible. Exod., xx, 4 ; Deut., iv, 12-15. On sait que les prophètes n’ont pas assez de sarcasmes pour les dieux de pierre et de bois. Jéhovah se révélait quelquefois aux patriarches sous une figure humaine, mais ils comprenaient bien qu’ils avaient affaire au messager, à l’ange, au male’âk de Jéhovah. Dieu se manifeste parfois sous un symbole, mais ce symbole est ce qu’il y a, pour ainsi dire, de moins matériel : le souffle, le feu ou la lumière. Gen., xv, 17 (flamme éclatante) ; Exod., iii, 2 (buisson ardent) ; Exod., XL, 34-38 (nuée lumineuse) ; III Reg., xix, 12 (brise légère) ; cf. Ezech., 1, 27-28 ; Dan., vu, 9-10 ; Is., x, 17 ; Bar., v, 9. « Sa splendeur est comme la lumière (du jour) ; ses mains dardent des rayons. » Hab., iii, 4. — lsaie, xxxi, 3, reprochant aux Juifs incrédules de mettre leur espoir dans l’Egypte, au lieu d’invoquer le Saint d’Israël, leur dit : « L’Égyptien est homme et non Dieu ; ses chevaux sont chair et non esprit. » Dans ce texte, « chair » répond à « homme », comme « esprit » est en parallélisme avec « Dieu ». Les Juifs s’imaginaient si peu leur Dieu corporel, que Salomon, au jour de la dédicace du temple, adresse à Jéhovah cette prière : « Si les cieux et les cieux des cieux ne peuvent vous contenir, combien moins cette maison que j’ai bâtie. » III Reg., viii, 27. Les Juifs concevaient donc Jéhovah comme un pur esprit. — On objecte, il est vrai, "les anthropomorphismes ; étudions-en la nature.

1° Anthroponwrphismes de l’Ancien Testament.’— Ils sont communs dans les récits du Pentateuque, surtout dans la Genèse. Jéhovah se promène dans l’Éden à la fraîcheur du soir, Gen., iii, 8 ; il ferme la porte de l’arche sur Noé et sa famille, vii, 16 ; il respire l’odeur agréable du sacrifice de Noé, vin 21 ; il descend pour voir la tour de Babel, xi, 5 ; il s’assied à la table d’Abraham, xviii, 1-8 ; il lutte contre Jacob, xxxii, 24-31, etc. —

On pourrait croire que ces façons de parler sont moins fréquentes chez les prophètes qui ont, de l’aveu de tous, une conception de Dieu très élevée ; mais il n’en est rien, au contraire. Les prophètes prêtent à Jéhovah des yeux, des oreilles, une bouche, des lèvres, une langue, une tête, des cheveux d’argent, un nez, un dos, des mains, des bras, des pieds. Dieu parle, répond, se tait, appelle, siffle, voit, regarde, entend, sent, goûte, touche, se lève, s’arrête, frappe, bâtit, détruit, découvre son bras, lève son étendard, tend son arc, etc. Voir Zschokke, Théologie der Propheten, 1877, p. 43-53. Il y a plus. Les écrivains inspirés de toutes les époques attribuent à Dieu non seulement un corps et des membres, non seulement les actions de l’homme, mais aussi ses passions, l’amour et la haine, la joie et la douleur, le désir et l’impatience, la jalousie, la vengeance, le repentir, l’oubli, mais surtout la colère. La fureur de Dieu est exprimée par cinq ou six termes dont l’un, le plus fréquent, prête aux métaphores les plus réalistes. C’est le mot’af (racine’ânaf), « . nez, » considéré par les anciens comme l’organe de la colère. On a ainsi des expressions qu’il faudrait traduire à la lettre : Exarsit nasus Domini ; fumavit nasus Domini. Voir Zschokke, Théologie, p. 53-62. — Dans la suite des temps, ce langage parut extraordinaire. Ces anthropomorphismes furent adoucis, dans les Targums, ou remplacés par des périphrases. L’homme n’est plus créé à l’image de Dieu, mais à l’image des anges, Gen., i, 26 ; Dieu ne descend plus du ciel, mais il se révèle à l’homme ; les hôtes d’Abraham ne mangent pas, mais ils font semblant de manger. Gen., xviii, 8. On évite de mentionner l’oubli, la colère, le repentir de Dieu. Avant l’époque des Targums, nous constatons chez les Septante une tendance semblable. À en juger par les citations de Clément d’Alexandrie et d’Eusèbe, Aristobule (vers 160 avant J.-C.) aurait cherché à expliquer et à justifier les anthropomorphismes. Pour Philon, Dieu n’agit plus directement sur le monde ; il a recours à des intermédiaires qui prennent le nom platonicien d’idées ou de 16foi, dont le singulier X<5yoç exprime le sens collectif. Cf. Drummond, PhiloJudseus, t. ii, p. 12-15. Le judaïsme palestinien assigne également à l’action divine des intermédiaires, dont trois reviennent constamment dans les traditions rabbiniques : la « Gloire » de Dieu (êekînâh) ou manifestation sensibie de Dieu, par exemple dans la nuée lumineuse ; le « Verbe » de Dieu (memra’) ou personnification de sa parole, de son décret ; enfin « l’Esprit » de Dieu, source de la révélation et de la prophétie.

— Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’à force de réagir contre l’anthropomorphisme antérieur, les rabbins y retombèrent d’une autre façon moins excusable et moins inoffensive. Ils nous représentent Dieu occupé le jour à étudier les vingt-quatre livres de la loi, des prophètes et des hagiographes ; la nuit, à méditer les six parties de la Mischna. Cf. Weber, Judische Théologie, édit. Schnedermann, 1897, p. 158.

2’Justification des anthropomorphismes. — 1. La meilleure de toutes, c’est qu’ils sont inévitables, surtout dans les langues jeunes que les spéculations philosophiques n’ont pas encore décolorées. Nous ne pouvons parler de Dieu et des êtres spirituels que par métaphore, comme nous ne pouvons concevoir Dieu que par analogie ; c’est une nécessité inéluctable du langage et de la pensée. — 2. Ojf a même remarqué que l’usage des anthropomorphismes est en raison directe du sentiment religieux ; quand ce sentiment baisse, comme dans le panthéisme, le déisme, le bouddhisme, on parle de Dieu en termes abstraits, métaphysiques, incolores. La raison en paraît simple. Plus l’homme est religieux, mieux il comprend son origine, sa fin, ses rapports avec Dieu : son origine, il est fait à l’image de Dieu ; sa fin, il est destiné à voir Dieu et à lui devenir semblable en le contemplant face à face ; ses rapports, commerce perpétuel de grâce et de