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CORINTHE


de cette ville, bien que renfermant des Juifs de marque, tels que Crispus, chef de la synagogue, Priscillc, Aquila, se recruta surtout parmi les païens. Les noms qui sont cités soit dans la première Épitre adressée par Paul aux Corinthiens, soit dans les salutations de l’Epître aux Romains, écrite de Corinthe, sont presque tous latins et concordent avec le témoignage des historiens assurant que la ville fut surtout repeuplée par des affranchis. Il suffit de citer Fortunatus, Achaicus, Stephanas, Caïus, Erastus, Quartus, Tertius. I Cor., xvi, 15, 17 ; Rom., xvi, 22-23. Paul écrivit aux fidèles de Corinthe trois lettres, dont la première, I Cor., v, 9, ne nous est pas parvenue ; les deux autres nous font pleinement connaître la situation morale et religieuse de la communauté chrétienne fondée dans cette ville.

I. Le culte païen et les mœurs a Corinthe. — Corinthe était à cette époque le centre le plus peuplé, le plus riche et le plus dissolu de la Grèce. À l’ancienne capitale de la ligue achéenne, détruite par Mummius, avait succédé une cité nouvelle, rebâtie par Jules César, en l’an 44 avant notre ère. Plutarque, Csesar, 57 ; Dion Cassius, xliii, 50. Des commerçants, des industriels, des spéculateurs, étaient accourus de toutes parts, pour exploiter ce centre si heureusement situé sur le grand chemin de l’Orient à l’Occident. La ville, assise entre deux mers, avec un double port, Cenchrées, à douze kilomètres sur le golfe de Salamine, et Léchée, à deux seulement sur celui de Patras, servait de point de transit aux marchandises et aux voyageurs qui craignaient de doubler le cap Malée, si célèbre par ses tempêtes. On avait d’ailleurs trouvé le moyen de construire à Sehœnus, le point le plus étroit de l’isthme, un chemin glissant, Diolcos, pour transborder les navires eux-mêmes. Or tout cela ne se faisait pas sans droits de péage, et on peut dire que rien ne passait sous les. murs de Corinthe sans y laisser trace d’argent. De là le bien-être exubérant de cette ville. La fortune y engendrait l’amour du luxe, des objets d’art et surtout du plaisir. Celui-ci y était transformé en dégoûtante débauche par le culte honteux qu’on y rendait à Vénus

(fig. 348), l’Astarté phénicienne ou la Mylitte babylonienne, Hérodote, i, 199, mise en honneur dans le pays par les fondateurs d'Éphyre, la Corinthe primitive. On sait que le mot %opiv6nx(eiv, vivre à la corinthienne, était couramment employé pour caractériser le genre de vie le plus dissolu que la passion humaine ait rêvé. Depuis les libertins qui cherchaient des jouissances exceptionnellement raffinées, jusqu’aux matelots et aux marchands enrichis qui se contentaient des plus grossières, tous venaient, en payant, se livrer ici à d’indignes orgies et souvent se ruiner. De là le vieux dicton rappelé par Strabon, viii, 6, 20 :

Où mxvToç àvSpôç èç Kôpiv80v eo-8' à TtXoO ; ,

qu’Horace, Ep. i, 17, 36, traduisait ainsi :

Non cuivis homini contingit adiré Corinthum.

Dans le temple de la déesse, qui au sommet de l’acropole dominait les deux mers, on ne comptait pas moins de mille courtisanes, prêtresses de l’infâme divinité. Elles venaient de tout pays, envoyées la plupart du temps par quelque personnage important qui les achetait et les vouait à Vénus de Corinthe, comme on aurait fait immoler des génisses à Minerve ou à Jupiter. La superstition publique prétait d’ailleurs à ces prostituées une puissance d’intercession assez grande auprès de la divinité pour sauver même la patrie aux heures de danger. L’histoire assure

348. — Drachme de Corinthe. Tête de Vomis Érjcine, à gauche. — ^. Pégase volant, à gauche ; au-dessous le koppa, ^.

qu’au bas d’un tableau célèbre, où l’artiste avait représenté la procession de ces abominables prêtresses, Simonide, le poète lyrique qui avait chanté les vainqueurs de Marathon, de Salamine et de Platées, avait écrit des vers pour faire honneur aux suppliantes de Vénus de la défaite des Perses et du salut de la Grèce.

C’est dans ce milieu corrompu de soldats retraités, de navigateurs, de marchands, de petits bourgeois, d’esclaves, que Paul prêcha l'Évangile sous sa forme la plus dure et la moins attrayante, présentant à ces jouisseurscyniques Jésus mis à mort pour le péché du monde, et leur offrant le salut par la croix. Paradoxe aussi consolant qu'étrange, il réussit à fonder une église du Crucifié dansl’immorale ville de Vénus.

II. Topographie de Corinthe. — D’après les indications de Strabon, viii, 6, 20, et de Pausanias, ii, 1-4, on peut reconstituer à peu près Corinthe telle qu’elle était à l'époque où Paul y prêcha (fig. 349). Elle se composait de deux villes enfermées dans une même enceinte de remparts, la ville haute ou l’acropole (fig. 350), et la ville basse ou la ville proprement dite. La première, au sommet d’une immense roche s’avançant à peu près à pic vers le nord de l’isthme, se dressait à une hauteur de 575 mètres au-dessus de la plaine. Elle était à peu près inexpugnable, sauf le cas de surprise ou de trahison. Le dicton répandu était que quatre cents hommes et cinquante chiens suffisaient à la défendre. Le bloc rocheux de l’Acrocorinthe, se trouvant isolé des monts Oniens, nous a çaru autrement grandiose que les hauteurs dominant Éphèse ou Antioche. Stace, Theb., vii, 106, pour donner une idée de l’effet produit par la gigantesque montagne sur la plaine ouverte de tous côtés, la représente promenant du matin au soir sa longue traînée d’ombre d’une mer à l’autre :

…Quia summas caput Acrocorinlhus in auras Tollit, et alterna geminum mare protegit umbra.

Cette acropole ne fut jamais habitée que par des soldats et le personnel attaché au service des temples bâtis dans son enceinte en l’honneur de Junon Bunéa, de la Mère des dieux, de la Nécessité et de la Force, du Soleil, de Sérapis, d’Isis, et surtout de Vénus. Celui-ci, comme on le sait, éclipsait tous les autres par son importance et sa célébrité. Cinq pierres de bel appareil en marquent encore la place, au point culminant de l’Acrocorinthe. Sur Tune d’elles, nous nous sommes assis, lors de notre second voyage en Grèce, en 1893, regardant avec stupéfaction l’amas prodigieux d’indéchiffrables ruines qui couvre aujourd’hui l’acropole, et au milieu desquelles il est absolument impossible de rien reconstituer. Jamais, au cours de nos excursions, nous n’avons rien trouvé d’aussi complètement détruit et bouleversé. Seule la fontaine de Pirène conserve encore ses eaux non moins fraîches qu’abondantes et d’une merveilleuse limpidité. Le coup d'œil dont on jouit du haut des ruines du temple de Vénus est au nord et au sud, au levant et au couchant, un des plus grandioses qu’on puisse rêver. Il embrasse les sites, montagnes, vallées, fleuves, mers, villes, les plus célèbres ; de la Grèce.

On abordait jadis, comme aujourd’hui, l’Acrocorinthe par une longue montée de six kilomètres. Seulement autrefois la route, soigneusement entretenue, était bordée de monuments publics, temples, gymnase, théâtre, thermes et fontaines publiques, qui ont tous disparu. Seule une des fontaines, refaite dans le style turc, avec des chapiteaux d'église chrétienne, se voit encore au départ de la montée. Elle correspond peut-être à la source que Pausanias appelle de Lerne, et où, sous une belle colonnade, sur des sièges de marbre blanc, les Corinthiens oisifs venaient jadis s’asseoir et se distraire.

La ville basse, qui fut celle où Paul prêcha l'Évangile, occupait un vaste trapèze dominant la plaine, à 75 mètres