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APOCALYPSE

leur, qui a composé ce nom pour rendre toute la force du télragramme divin. Les solécismes eux-mêmes ne dénotent pas chez l’auteur l’ignorance des règles de la grammaire grecque ; car en beaucoup d’endroits il observe exactement ces mêmes règles qu’il se permet de transgresser ailleurs. Pourquoi a-t-il ainsi voulu écrire incorrectement ? Il n’est pas possible de répondre à cette question. Mais nous pouvons opposer à l’ensemble de l’objection qui nous occupe les ressemblances nombreuses et frappantes entre le style de l’Apocalypse et celui du quatrième Évangile.Voici quelques exemples : ὁ ἀληθινὸς, désignant le vrai Dieu, Joa., xvii, 3 ; Joa., v, 20 ; Apoc. iii, 7 ; — μαρτυρία et μαρτυρεῖν, très fréquemment dans les trois écrits ; — νικᾶν, venant dans le quatrième Évangile sept fois, six fois dans la lettre, seize fois dans l’Apocalypse, une fois dans saint Luc, trois fois dans saint Paul ; — ὄψις, Apoc. i, 16 ; Joa., xi, 44 ; περιπατεῖν μετά τινος, Apoc. iii, 4 ; Joa., vi, 66 ; σκηνοῦν ; Apoc. VII, 15 ; Xii, 12 ; xiii, 6 ; Joa., i, 14 ; σφαττειν, Apoc, v, 6 ; vi, 4 ; Joa., iii, 12 : autant d’expressions qui ne se rencontrent chez aucun autre écrivain du Nouveau Testament.

4° Les allures de l'écrivain sont tout autres, à ce qu’on prétend, dans l'Évangile et dans l’Apocalypse. L’apocalyptique est bien plus vif, plus imagé, plus entraînant que l'évangéliste. — Rien d’étonnant que l’Apôtre ait adapté ses conceptions et ses allures aux sujets si différents qu’il avait à traiter comme évangéliste et comme voyant prophétique.

5° Autre est la doctrine de l’apocalyptique, autre celle de l'évangéliste. Celui-ci se montre adversaire déclaré du judaïsme, celui-là est un chrétien judaïsant, constamment en lutte contre les Pauliniens. « L’Apocalypse respire une haine terrible contre Paul et contre ceux qui se relâchaient dans l’observance de la loi juive… Les chapitres ii et iii de l’Apocalypse sont un cri de haine contre Paul et ses amis. » (Renan.) L’eschatologie de l'Évangile est spirituelle, celle de l’Apocalypse est toute matérielle et charnelle ; l'évangéliste prêche partout la douceur du Christ, l’apocalyptique ne respire que la vengeance à exercer par le Christ contre ses adversaires. On ne rencontre ni dans l'Évangile ni dans la lettre de Jean aucun des concepts énoncés Apoc, i, 4 ; iii, 1 ; v, 6 ; xii, 7-9 ; xvi, 13, etc. — L’Apocalypse n’est pas plus favorable aux judaïsants que l'Évangile. La Jérusalem nouvelle, dont elle célèbre la construction, n’est manifestement point la capitale de la Judée ; c’est une figure représentant l'Église triomphante du Christ ; elle porte inscrits sur ses fondements les noms des douze Apôtres de l’Agneau. Apoc, xxi, 12, 14. La vocation des Gentils est clairement enseignée Apoc, vii, 9, et nulle part il n’est question d’une opposition entre l’antienne synagogue et l'Église du Christ. Pareille opposition d’ailleurs n’existe pas dans le quatrième Évangile. Voir Joa., x, 16 ; xi, 52 ; xii, 32. L'Évangile parle, aussi bien que l’Apocalypse, de la résurrection des corps, que le Fils de Dieu opérera au dernier jour, et qui sera suivie du jugement. Joa., v, 28, 29 ; vi, 39, 40 ; xî, 24 ; xii, 48. D’un autre côté, l’apocalyptique connaît très bien l’avènement mystique du Christ dans les âmes. Apoc, iii, 20. Il est vrai que dans l’Apocalypse le Christ se montre comme le vengeur de sa gloire outragée, dans l'Évangile, comme le Sauveur qui ne condamne personne, Joa., iii, 36 ; viii, 44, etc. ; mais les circonstances sont tout autres : tout le Nouveau Testament inculque la doctrine du double avènement du « Christ : le premier, plein d’humilité et de douceur : c’est l’avènement du Rédempteur du monde ; le second, plein de gloire et de sainte terreur : c’est l’avènement du souverain juge des vivants et des morts. Par ce second avènement, le Christ subjuguera tous ses ennemis, et les réduira à être l’escabeau de ses pieds. I Cor., xv, 24-28. L’Apocalypse, loin d'être une sorte d’antithèse de l'Évangile de saint Jean, en est, au contraire, un brillant couronnement. Comme le quatrième Évangile est l’histoire du Verbe incarné habitant parmi nous, on peut dire que l’Apocalypse est l’histoire du Verbe incarné régnant glorieusement dans le ciel. Aussi est-il à peine un autre livre du Nouveau Testament où la divinité du Christ brille d’un plus vif éclat.

III. Lieu et époque de la composition. — Saint Jean dit lui-même qu’il a reçu ces révélations lorsqu’il était dans l'île de Patmos, à cause de la parole de Dieu et du témoignage de Jésus, i, 9, et il n’y a aucune raison de douter qu’il n’ait immédiatement mis par écrit ce qu’il avait vu. Donc, pour déterminer l'époque où fut composée l’Apocalypse, il suffit de savoir quand l’Apôtre fut exilé à Patmos. Le-témoignage de saint Irénée est ici d’une grande importance : « Il n’y a pas longtemps que l’Apocalypse a été vue ; mais presque dans notre siècle, vers la fin du règne de Domitien. » User., V, xxx, 3, t. vii, col. 1207. Saint Victorin, martyrisé sous Dioclétien, en 303, dans ses notes sur l’Apocalypse, nomme plusieurs fois Domitien comme le tyran qui relégua l’Apôtre à Patmos. In Apoc. xvii, 10, t. v, col. 338. Saint Jérôme et Eusèbe placent aussi l’exil de saint Jean sous Domitien. S. Jérôme, De vit : ill., ix, t. xxiii, col. 625 ; Eusèbe, H. E., iii, 18, t. xx, col. 252. Le même Eusèbe, dans sa Chronique, assigne à cet exil l’an 14 de Domitien, t. xxvii, col. 602. Clément d’Alexandrie et Origène mentionnent l’exil de l’Apôtre, mais sans donner le nom du tyran. Tertullien parle en ces termes des gloires de la ville de Rome, De prœsct : , xxxvi, t. ii, col. 49 : « Combien est heureuse cette Église, sur laquelle les Apôtres ont répandu toute leur doctrine avec leur sang, où Paul reçoit la couronne par une mort pareille à celle de Jean (Baptiste), d’où l’apôtre Jean, après avoir été jeté dans l’huile enflammée, sans en souffrir de dommage, est relégué dans une île. » C’est bien à tort qu’on allègue ce texte pour faire dire à Tertullien que Jean fut relégué à Patmos sous Néron. Le témoignage de saint Épiphane, qui place l’exil à Patmos sous le règne de Claude, n’a pas plus de valeur contre la tradition commune. Son assertion est manifestement erronée ; car ce Père donne quatre-vingt-dix ans à l’Apôtre lorsque celui-ci écrivit ses livres inspirés. User., li, 12, 33, t. xli, col. 909, 949. Ceux des rationalistes qui nient l’authenticité de l’Apocalypse prétendent que l’exil de saint Jean à Patmos est une fable, inventée pour expliquer Apoc, i, 9. Ils n’ont d’autres arguments externes à faire valoir que le silence d’Hégésippe, dont Eusèbe rapporte la relation de la persécution de Domitien, et le désaccord des Pères qui parlent de cet exil. La vérité est qu’Eusèbe ne mentionne qu’un seul trait historique d’Hégésippe relatif à cette persécution, H. E., iii, 20, t. xx, col. 252-253, et que les Pères sont parfaitement d’accord touchant le fait et le lieu de cet exil ; quant au tyran qui y condamna l’Apôtre, il n’y a de désaccord que chez le seul Épiphane, dont l’assertion est certainement fausse. Mais il est un argument interne qui a fait douter certains interprètes, même catholiques (par exemple, Beelen), et qui les a inclinés à placer sous Néron l’exil à Patmos. Apoc. xi, 1, 2, 8, parle de Jérusalem et du temple comme si la ville sainte et son sanctuaire étaient encore debout. Cet argument est faible, car la Jérusalem et le temple de l’Apocalypse sont symboliques. D’ailleurs les lettres de l’Apôtre aux Églises d’Asie nous montrent ces Églises dans un état où elles n’ont pu se trouver que bien des années après la lettre de saint Jude et la seconde de saint Pierre. Les hérésies, dont les germes seuls apparaissent dans ces derniers documents, on les trouve toutes développées dans les lettres apocalyptiques ; et certes ce n’est pas deux ou trois ans après la mort de saint Paul que ces Églises d’Asie, cultivées avec tant de soin par le grand Apôtre, auraient eu besoin d’admonestations aussi sévères. Enfin le ἐν τῇ κυριακῇ ἡμέρᾳ, « le dimanche, » Apoc. i, 10, n'était pas encore sanctifié par les chrétiens avant la destruction de Jérusalem. Barnabé parle de l’abolition du sabbat et de la célébration du huitième jour. Epist., xv, t. ii, col. 772. Ignace d’Antioche est le plus ancien auteur qui appelle