Page:Dictionnaire de la Bible - F. Vigouroux - Tome I.djvu/297

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
465
466
AME

des justes jouissaient de la vision béatifique avant la résurrection générale. Saint Justin, saint Irénée, Tertullien, saint Cyrille d’Alexandrie, saint Hilaire, saint Ambroise, saint Augustin même pensèrent que jusque-là elles ne possédaient qu’un bonheur imparfait, dans un lieu qu’ils appellent tantôt enfer (ἅδης), tantôt paradis, tantôt sein d’Abraham. Mais cette manière de voir fut abandonnée peu à peu. La croyance que les âmes des justes entrent en possession du ciel avant la résurrection générale fut même rangée parmi les dogmes de foi par le pape Benoît XI et par le concile de Florence. Voir Klee, Manuel de l’histoire des dogmes, traduction Mabire, t. ii, p. 515, et Schwane, Dogmengeschichte, t. i, § 47, p. 402 de la traduction française ; t. ii, § 76, p. 749 de l'édition allemande.

Si sommaire que soit cet exposé des enseignements de la Bible sur l'âme et ses destinées, il suffira à montrer comment ces enseignements se lient aux autres doctrines de la Bible et comment ils se sont développés sur un même plan, depuis la Genèse jusqu'à l’Apocalypse. Voir Atzberger, Die christliche Eschatologie in den Stadien ihrer Offenbarung, Fribourg-en-Brisgau, 1890.

Objections. — On a reproché aux Juifs antérieurs à la captivité de Babylone de n’avoir point cru à l’immortalité de l'âme. Nous en avons la preuve, dit-on, dans des faits incontestables. Les anciens livres de la Bible ne promettent que des récompenses temporelles à la vertu ; et les auteurs qui, comme Job et l’Ecclésiaste, ont étudié le problème du mal qui frappe le juste ici-bas, n’ont pas songé à cette solution si simple, que c’est en l’autre vie que Dieu rend à chacun selon ses œuvres.

Ces théories, reproduites par tous les rationalistes de notre temps, ont été défendues, à deux reprises, par M. Derenbourg et M. Renan devant l’académie des inscriptions et belles-lettres. Voir les Comptes rendus de cette académie, 1873, p. 78-86, et 1882, p. 213-219. Sont-elles exactes ? — Il est vrai que ce sont surtout des récompenses et des peines temporelles qui sont proposées aux Hébreux dans leurs anciens livres. Il est vrai aussi que ces livres parlent de la vie future en termes qui nous semblent obscurs. On l’a expliqué par diverses raisons. On a dit qu’il était inutile d’enseigner aux descendants de Jacob l’immortalité de l'âme, parce qu’aucun d’eux n’en doutait. Nous verrons qu’en effet il leur était impossible d’ignorer cette vérité. On a dit aussi que Moïse avait gardé le silence sur ce dogme, de peur de porter son peuple au culte des morts et aux pratiques idolâtriques qui s’y rattachaient dans l’antiquité. Mais ce silence s’explique suffisamment par l’obscurité dans laquelle restaient encore les vérités en question, obscurité qui devait s'évanouir peu à peu à la lumière des révélations bibliques.

Cependant on ne peut conclure de la manière dont les premiers livres de l’Ancien Testament s’expriment, que les Hébreux, avant la captivité de Babylone, ignoraient le dogme de l’immortalité de l'âme et celui d’une sanction par laquelle la justice de Dieu récompense et punit toutes les bonnes et toutes les mauvaises actions. Ils avaient sur ces dogmes des notions exactes, et la doctrine exprimée dans leurs livres sacrés l’emportait de beaucoup en vérité et en certitude sur celle des plus grands philosophes de la Grèce antique. Montrons-le.

En se reportant à l’esquisse que nous avons tracée des enseignements de la Bible, il sera facile de remarquer deux catégories de données, qui entrent dans ces enseignements. Les unes regardent le fait de la sanction que Dieu applique infailliblement. Elles se retrouvent affirmées partout, et toujours avec une pleine assurance et avec toute la netteté possible. Ces données sont la survivance de l’homme après la mort ( voir plus loin le 3°), sa responsabilité pour ses bonnes et ses mauvaises actions, et la justice de Dieu, qui rend à chacun ce qui lui est dû. — Les autres données regardent le comment de la sanction. Elles se développent peu à peu, elles ne sont pas toujours affirmées avec la même clarté et la même assurance ; elles se mélangent même les unes aux autres de telle sorte, qu’il est souvent difficile de les séparer et de les distinguer. Une partie de ces données, comme l’entrée au ciel, le salut par le Messie, la résurrection des corps, appartenait du reste pour les Juifs au monde à venir : elles ne pouvaient donc se dessiner sous leurs yeux que comme une lointaine espérance.

Cela posé, il est évident que les Juifs possédaient sur notre destinée les connaissances qu’il faut avoir, et qu’ils ne méritent point d'être accusés de matérialisme, puisqu’ils admettaient une vie future personnelle et l’existence d’une sanction absolument équitable.

Platon est de tous les philosophes anciens celui qui a le mieux parlé de l’autre vie, et nos adversaires prétendent que sa doctrine est venue corriger celle de la Bible. Or Platon reconnaît que le monde d’outre-tombe est plein de mystères. Si on relit le Phédon, où il démontre l’immortalité de l'âme, on verra qu’il n’y prouve que deux choses, savoir : que l'âme survit au corps et que la vertu doit être récompensée, c’est-à-dire les mêmes choses que les Hébreux ont admises avant lui. On pourra même remarquer qu’il présente ces deux grandes vérités comme un objet d’espérance plutôt que comme des points au-dessus de toute contestation. De plus, Platon regardait les mauvaises actions comme l’effet de l’ignorance ; ce qui ne permet point de comprendre qu’elles doivent être châtiées, et que la vertu a droit à une récompense. La philosophie de Platon, par rapport à la rémunération du bien, offre donc plus de lacunes que la croyance des Juifs.

Quant au comment de la sanction, quel est le philosophe qui peut se flatter de le connaître ? Au lieu d’accuser les auteurs inspirés de l’avoir exposé incomplètement, on devrait admirer dans leurs écrits les premiers linéaments de cette doctrine qui s’est épanouie au soleil de l'Évangile, et qui donne une solution à tant de problèmes que la raison ose à peine agiter.

Pour saisir l’injustice de tous les reproches qu’on a adressés à l’eschatologie de la Bible, il suffit de l’apprécier au point de vue juif et chrétien, c’est-à-dire comme une révélation qui se développe concrètement et progressivement. Il est impossible de juger sainement cette eschatologie d’après la philosophie de Platon, dont elle diffère profondément, et qui lui est inférieure à tant d'égards.

La survivance de l'âme dans le Pentateuque et dans l’Ecclésiaste. — Tout le monde reconnaît que les derniers livres de l’Ancien Testament et ceux du Nouveau admettent la survivance de l'âme après la mort. Mais on a prétendu que cette croyance était inconnue à l’auteur du Pentateuque, et qu’elle avait été niée par l’auteur de l’Ecclésiaste. Nous allons prouver que ces deux accusations sont injustes.

a) En ce qui regarde le Pentateuque, il importe, pour bien résoudre le problème, de distinguer entre la question de l'état des âmes en l’autre vie et de leur rémunération, et celle de leur survivance. Nous ne nous occupons en ce moment que de cette survivance, et nous voulons montrer que l’auteur du Pentateuque la connaissait et l’admettait aussi bien que les Juifs de son temps.

Cette croyance se retrouve, en effet, quoique sous des formes diverses, dans toutes les races. Voir de Broglie, Problèmes et conclusions de l’histoire des religions, 2e édit., p. 51 ; or il serait bien étrange que les Juifs fissent exception à cette règle. Cela est d’autant plus inadmissible que les Chaldéens et les Égyptiens, du milieu desquels sortait le peuple juif et avec lesquels il fut sans cesse en rapport, croyaient à la survivance de l'âme et manifestaient cette croyance sous des formes concrètes accessibles à l’esprit le plus borné, et que personne ne pouvait ignorer, comme contes mythologiques, peintures, monuments et rites funéraires. C’est un fait aujourd’hui absolument incontestable et dont nous nous contenterons d’indiquer quelques preuves.